En 1916 Verfeuil est au cœur de la bataille des pacifistes. Dans son roman L'Apostolatson héros, le professeur, Pierre Courtès qui vient de participer à la création du journal La Paix (en fait le Populaire), au chapitre XIII, part en vacances dans les Landes, chez ses beaux-parents. Il témoigne alors du rôle des journaux (ici Le Conservateur mais je soupçonne qu'il s'agit de l'Action française), les mêmes qui contribuèrent à l'assassinat de Jaurès. Le roman sera prochainement disponible en entier. Ce n'est pas une géniale œuvre littéraire mais une indispensable façon d'approcher l'histoire de la guerre. J-P Damaggio
"Les vacances étaient venues et, depuis trois semaines déjà, Mme Courtès était partie avec ses enfants pour les Landes, chez ses parents.
Le Congrès du Parti socialiste terminé, le professeur la rejoignit. Il se reposerait quelque temps puis irait dans le Midi, faire une tournée de conférences.
Les Gentil habitaient Ondres, un village des environs de Bayonne où, leur fortune faite et leur fonds de commerce vendu, ils s'étaient retirés.
A quatre kilomètres de la mer et protégé du rude vent du large par un épais rideau de pins, le village somnolait, engourdi et désert, vidé — à quelques réformés et mutilés près — de toute sa population masculine adulte.
En pleine pinède, du côté de la mer, les Gentil avaient fait construire une villa, qu'ils avaient confortablement meublée et où leur vieillesse doucement s'épuisait.
Courtès aimait beaucoup la région landaise, qu'on dit monotone et triste, mais qui est variée et charmante à qui sait la pénétrer. Il en est des paysages comme des femmes : les uns ont une beauté aguichante qu'on voit et apprécie tout de suite et qui vous séduit d'emblée ; les autres cachent la leur farouchement, et il faut chercher au plus profond d’eux-mêmes, dans les yeux languides des étangs et dans l'âme mystérieuse des bois, pour la découvrir.
Courtès prisait particulièrement les lacs landais. Il y en a de superbes, et, à Ondres même, il trouvait le lac dit du Maire concomitant à celui d'Yrieu, d'une beauté émouvante. Couronné de pins et de chênes-lièges qui reflétaient leur masse sombre dans ses eaux limpides, avec la seule échappée du lac d'Yrieu, il régnait sur ses bords un silence impressionnant, troublé seulement par le croassement des corbeaux dont le vol rayait de lignes noires le ciel clair.
Ah ! qu'on était loin, sur ces berges, des hommes imbéciles et méchants, de la société tyrannique et féroce, de la guerre surtout, de la guerre odieuse et stupide qui ravageait et abêtissait la France, l'Europe, l'Humanité !...
Et quelle cure de repos, de sérénité et de philosophie on faisait là, dans la seule mais adorable compagnie de l'eau, des arbres et du ciel magnifiquement confondus !
Courtès, en sautant du train, vit tout de suite sa femme et ses enfants, qu'il embrassa aussitôt avec effusion. Ses beaux-parents n'étaient pas venus l'attendre, contrairement à l'habitude, car, à toutes les vacances précédentes, ils s'étaient empressés d'accourir.
Il en, fit la remarque à sa femme.
— Grand'mère boude, dit la petite Yvonne.
— Grand-père aussi, ajouta le petit Julien.
— Qu'y a-t-il donc ? demanda le professeur à Mme Courtès, soucieuse et muette.
— La guerre ! répondit-elle. Ils sont au courant de ton action. Ils lisent le Conservateur. Alors, tu comprends !
Il avait compris et il fut envahi d'un flux subit d'amertume.
Allait-il être obligé de lutter ici comme à Paris, et faudrait-il qu'il se dressât contre ses beaux-parents comme il se dressait contre ses adversaires politiques, sans haine et sans provocation, certes, mais plein de résolution froide et de ténacité ?
Ce n'était pas pour cette bataille, portée au sein même de la famille et qui avait, par là, à ses yeux, quelque chose de sacrilège qu'il était venu.
Il eut, un instant, l'idée de repartir — de repartir avant même d'avoir vu les Gentil.
Mais c'eut été aggraver les choses au lieu de les arranger. Et puis sa femme, ses enfants étaient là qui lui offraient leur tendresse exquise et leurs yeux rieurs.
Il décida de rester — quitte à abréger son séjour s'il devenait trop pénible.
L'arrivée à la villa fut marquée d'un premier incident. M. Gentil était parti pour Bayonne d'où il ne rentrerait que par le train du soir, et il fallut aller chercher Mme Gentil, volontairement claquemurée dans sa chambre et qui ne voulait pas en sortir.
— Vous en faites de belles, mon gendre s'écria-t-elle, dès qu'elle le vit.
— Nous ne parlerons pas de cela, si vous le voulez, dit-il, conciliant.
— Nous n'en parlerons pas, mais les autres en parlent et en parleront.
Elle avait ouvert un secrétaire ; elle en tira un journal.
Tenez ! lisez ceci
C’était le Conservateur. Il reconnut un numéro récent dans lequel il était abominablement outragé. Il haussa les épaules.
— Cette bave ne me salit pas.
— Elle nous salit, nous. Avec ça, on peut ameuter tout le village contre nous.
— Mère, supplia Mme Courtès, Pierre n'est pas venu à Ondres pour faire de la politique, mais pour vous voir et se reposer. Je t'en prie, laisse cela de côté.
— Pourquoi défend-il les «Boches»? Il n'y en a pas, dans ma famille.
L'allusion était claire et elle voulait être méchante. Courtès, volontairement, ne la releva pas. La bonne appelait pour le déjeuner. Ce fut une diversion. Le soir, au retour de M. Gentil, une scène analogue faillit éclater.
M. Gentil rapportait de Bayonne le Conservateur du jour.
Les calomnies habituelles s'y étalaient et « Huitième de Boche » y était lourdement et férocement insulté.
M. Gentil entra, furieux, brandissant le journal comme il aurait brandi une massue.
— Voilà ce qu'on dit, mon gendre, contre vous et par conséquent contre nous. Je suis un Français, moi... un Français de vieille souche... J'étais trop jeune en 1870, sans quoi, je me serais engagé...
— Et tu es trop vieux maintenant, sans quoi aussi tu te serais engagé, dit la petite Yvonne, avec un sérieux imperturbable, en lui sautant au cou.
Trop vieux trop vieux ! parfaitement... trop vieux.
La répartie de la fillette l'avait désarçonné. Il n’insista pas.
Quelques jours passèrent. Un dimanche matin, comme Courtès était allé au bourg acheter des journaux, il remarqua devant l'église un groupe de jeunes gens qui le dévisageaient. Il n'y prit pas autrement garde.
Quand il repassa, muni de ses journaux, devant l'église, le groupe avait grossi. C'était la sortie de la messe et, aux jeunes gens, s'étaient joints des enfants, des femmes et des vieillards qui le regardèrent, eux aussi, avec une curiosité malveillante. Sous le porche, un prêtre semblait surveiller le troupeau.
Courtès avait à peine fait quelques pas, qu'une voix sifflante l'interpellait :
— Voilà le Boche ! Eh ! là-bas ! le Boche !
Il ne se retourna point. Il déplia un journal et se mit à lire. La route nationale, qu'il suivait, déroulait devant lui son ruban ombreux, bordé de platanes.
— Boche ! Prussien ! Embusqué !
Les épithètes injurieuses — ou qui passaient pour telles — se multipliaient à son adresse. Il continua son chemin, le pas égal et lent.
— Embusqué ! Prussien ! Boche !
Ce n'était plus une voix, mais vingt voix, maintenant, qui proféraient l'outrage et il sentait sur sa nuque le souffle haletant de la meute qui se pressait. Enfants, jeunes gens, femmes, vieillards le poursuivaient, mêlant les ricanements aux injures, les yeux mauvais, le poing menaçant, les crocs aiguisés, fendant des lèvres baveuses.
Il aurait pu, pour rentrer plus rapidement chez les Gentil, couper par des sentiers. Il persista à suivre la grande route, la belle route large dont il voyait l'admirable perspective mourir au loin, dans l'entrelacement frémissant et voûté des platanes.
La clameur, derrière lui, se faisait plus forte. Des enfants couraient à ses côtés.
— Boche ! Boche !
Leur voix grêle lui pénétrait le cœur qu'une immense tristesse peu à peu emplissait.
C'était pour eux, c'était pour que cette innocence ne fût pas flétrie, pour que cette fraîcheur ne fût pas gâtée, pour que cet avenir ne fût pas gaspillé qu'il s'était jeté dans l'âpre lutte. Or, ceux-là mêmes qu'il voulait sauver des hécatombes futures et dont il s'efforçait, en attendant, d'arracher les pères à l'enfer où les gouvernants criminels les maintenaient, ces petits êtres de joie et d'amour lui tendaient le poing et l'injuriaient, inconscients mais féroces, hélas !
Un caillou, lancé à toute volée, siffla à son oreille droite, éraflant le lobe. Une goutte de sang perla.
Sans hâte il marchait. Il avait replié le journal, et il regardait droit devant lui, comme indifférent, les yeux levés vers la voûte feuillue des arbres où s'accrochaient çà et là des pans de ciel.
Et les insultes se faisaient plus grossières ; les menaces se précisaient ; toute une tempête de mots orduriers et de vociférations l'enveloppait.
Et le piétinement de la meute se précipitait. Elle était à quelques pas seulement bientôt, il serait rejoint, entouré, frappé sans doute.
Un deuxième caillou fut lancé qui, cette fois, l'atteignit à l'épaule.
Il ressentit à l'omoplate gauche, une violente douleur. Il eut un réflexe, porta la main à l'endroit meurtri, mais aucune plainte ne lui échappa.
Et il continua de marcher sous les invectives et sous les coups, un peu pâle, sans haine et sans peur, mais plus triste, infiniment.
Il était arrivé au chemin qui, perpendiculaire à la grand'route qu'on laissait là, conduisait, à travers les pins, chez les Gentil. Il allait s'y engager lorsqu'un grand gaillard, d'un bond, se jeta au-devant de lui et lui barra le passage.
Sale Boche ! tu n'iras pas plus loin !
Courtès, d'instinct, recula et, s'étant retourné, il vit une centaine de personnes qui l'encerclaient et hurlaient à sa mort.
— A l'eau! à l'eau ! à l'étang !
L'étang était tout proche et l'on voyait miroiter son eau sous le soleil.
Courtès, sans forfanterie comme sans crainte, regardait la bande hurlante. Aux derniers rangs, il aperçut le prêtre remarqué tout à l'heure à la porte de l'église et qui, sans se mêler à la scène, semblait la suivre avec intérêt, n'intervenant, en tout cas, d'aucune façon pour y mettre fin.
L'idée lui vint de s'adresser à lui, par-dessus la tête de ces malheureux qu'une rage incompréhensible avait saisis et qui n'étaient, de toute évidence, que des victimes ou des instruments.
Mais il considéra aussitôt que c'était une lâcheté. Il ne s'abriterait pas derrière la robe de l'ecclésiastique, et c'était à eux, à ces paysans imbécilement dressés contre lui à la suite d'il ne savait quelles excitations, qu'il allait parler.
Les vociférations croissaient. Une vieille lui cracha au visage. Le cercle autour de lui se rétrécissait.
— Que vous ai-je fait, mes amis, et que me voulez-vous ?
Une bordée d'invectives lui répondit :
— Boche ! Prussien ! Embusqué ! Va-t'en en Allemagne, si tu n'es pas bien en France !
— C'est à cause de toi et de tes pareils que mon mari est mort !
— C'est parce qu'il y a des traîtres comme toi que mon fils a été tué !
— Tu voudrais sans doute que nous devenions Prussiens !
— Mes amis, insista-t-il, ce n'est pas contre vous, mais contre la guerre que je lutte, et c'est parce qu'il y a la guerre que vous avez perdu vos maris et vos fils !
Il voulut continuer, mais une rafale de huées l'en empêcha. Des jeunes gens s'étaient précipités sur lui ; l'un d'eux l'avait saisi à la gorge et le brutalisait ; un autre levait sur lui un bâton.
Alors, il sentit une infinie pitié l'envahir, et il pleura.
Il pleura sur ces pauvres diables qu'une haine bestiale aveuglait et à qui il pardonnait parce que, tout comme ceux qui lapidaient Jésus, ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.
Il pleura sur eux qui ne comprenaient point et qu'avaient suggestionnés les abominables campagnes de toute une presse versant, depuis les derniers jours de juillet 1914, le poison de haine dans ces âmes simples et ces cerveaux frustes.
Ah l'immonde besogne faite par les journaux depuis deux ans ! S'ils s'étaient contentés de déformer les faits, de « bourrer les crânes » selon la pittoresque expression des combattants ! Ils faisaient plus, hélas ! Ils souillaient la pensée, desséchaient les cœurs, obnubilaient les consciences et répandaient, mêlés à de stupides mensonges, de tels torrents de haine contre l'ennemi et contre tous ceux qui ne criaient pas à son extermination, que le pays tout entier en était submergé.
Et les grandes associations dites patriotiques, largement subventionnées par le gouvernement, avaient, elles aussi, leur part de responsabilité et la nocivité de leur propagande ne le cédait en rien à celle des journaux.
Quels efforts il faudrait faire, la paix revenue, pour réparer tout ce mal et allumer de nouveau la flamme d'amour là où ne brûlait plus maintenant qu'une inexpiable aversion !
En quelques secondes, ces idées traversèrent l'esprit de Courtès. Mais, brusquement, il sentit un choc violent à la tête. L'individu au bâton venait de le frapper. Le professeur, sous le coup, chancela. Ses agresseurs, enhardis, s'approchèrent encore et il fut bousculé, renversé, piétiné, cependant qu'une acclamation de joie montait, dans un redoublement d'injures et de cris.
Le prêtre, un peu à l'écart, souriait.
La bande partie, Courtès, péniblement, se releva. Il avait au front une large plaie d'où le sang, avec abondance, coulait et, sur tout le corps, de douloureuses meurtrissures.
Il alla à l'étang proche où les plus enragés avaient parlé de le jeter. Avec son mouchoir, il lava la plaie.
Puis il reprit son chemin, de son même pas égal et lent.
Et il avait le soleil dans les yeux et dans l'âme."
Raoul Verfeuil