L’Humanité du 29 avril 2000 a uni deux hommes qu’il m’arriva de croiser à Montauban, deux hommes qui une joie de vivre agréable à sentir. Ces deux entretiens font plaisir à lire. JPD
Que représente, pour vous, le 1er mai ?
Ernest Pignon-Ernest. Ma toute première manifestation se déroulait à Nice. Le 1er mai est donc, pour moi, indissociable du temps ensoleillé. De la même manière que, pour les catholiques, Pâques relève du drame et de la résurrection, je pense que le 1er mai, qui s'est ensuite chargé de résonances sociales, s'inscrit dans la tradition d'une fête du renouveau saluant le printemps. Une sorte de besoin de saluer la vie, le soleil qui revient.
Quelle est l'origine de la fresque qui, exposée à la galerie Anatome, est réalisée à partir de collages d'affiches fêtant le 1er mai ?
Ernest Pignon-Ernest. Voilà près de vingt ans, une commande m'a été passée par les syndicats grenoblois qui, ayant quitté les anciens locaux d'une Bourse du travail hantée par l'histoire de la Résistance, éprouvaient quelque difficulté à se retrouver dans des bâtiments neufs. Le rôle de l'artiste n'est-il pas de remettre de l'âme ? J'ai donc tenté d'accrocher sur cette façade neuve des strates de ce qui hantait l'ancien lieu. L'idée du 1er mai s'est vite imposée.
Qu'est-ce que cela vous a appris?
Ernest Pignon-Ernest. Les archives du département m'ont révélé des affiches bouleversantes comme « Peuple de Grenoble, sauvez Sacco et Vanzetti !», comme celle appelant au tout premier 1er mai, au 1er mai 1936... Tout signifiait: un certain lyrisme à propos de l'exploitation (On nous meurtrit, on nous forge des chaînes »), des choix typographiques («Guerre à la guerre »), picturaux (une affiche peinte par Fougeron, une autre par le Chilien Balmès)...
Comment cette fresque a-t-elle vécu dans la durée ? Les gens s'en sont-ils emparés?
Ernest Pignon-Ernest.ie pensais que les gens allaient la bomber, la taguer. Je voulais anticiper ce phénomène. Ce fut le contraire. Ils n'ont pas osé. Soit qu'ils ont été intimidés face au travail. Soit qu'ils ont senti le mur chargé de mémoire, comme dans un musée.
Quel rôle joue, dans votre œuvre, la commande syndicale?
Ernest Pignon-Ernest. C'est arrivé assez rarement. Mais là, en l'occurrence, j'avais tout fait pour l'obtenir. A l'époque, j'avais le sentiment que l'art contemporain était coupé de la vraie vie des gens, je voulais renouer avec la commande sociale comme en parlait Maïakovski. Avec le recul, je sais qu'il est difficile d'innover lorsque la commande est très précise. Cependant, j'essaie de garder ce contact, ces liens. Cela m'est nécessaire. L'année dernière, j'ai fait, dans la même semaine, une affiche pour les ballets de Monte-Carlo et une autre pour les cheminots de la CGT...
Les Amis de l'Humanité, dont vous êtes l'un des vice-présidents, ont-ils vocation à susciter pareille rencontre avec des syndicalistes ou d'autres artistes?
Ernest Pignon-Ernest. Si cette association a un intérêt, c'est bien de faire se rencontrer des gens qui, d'habitude, ne se voient pas. A la Fête de l'Huma de l’année dernière, c'était un bonheur de voir réunis dans la même tchatche, Edmonde Charles-Roux, Claude Duneton, Jean Rouault, Jacques Derrida, Bernard Thibault. C'est émouvant, rafraîchissant.
Que représente, pour vous, le photographe Willy Ronis?
Ernest Pignon-Ernest. C'est comme un repère. C'est un homme plein d'humanité. Son œuvre porte en elle un regard innovant et en même temps très exigeant quant à ses qualités plastiques, poétiques, sociales. Je suis très ému de me retrouver à ses côtés en ce 1er mai.
PROPOS RECUEILLIS PAR M.J.
Que représente, pour vous, le 1er mai ?
Willy Ronis. Cela représente plus de souvenirs que de présent. Sur le plan de la fête sociale, je ne suis pas redescendu dans la rue depuis longtemps. J'ai quitté Paris, en effet, dans les années soixante-dix. J'y suis revenu en 1983. Mais ma vie a pris, alors, un autre tour.
Gardez-vous un souvenir particulier de certains 1er mai, comme celui de 1936 ou de la Libération ?
Willy Ronis. 36, non. Mon père était à l'agonie. Et ma première sortie à l'air libre, comme photographe indépendant, si je puis dire, eut lieu le 14 juillet1936. C'est là que j'ai photographié la petite fille sur les épaules de son père dans le faubourg Saint-Antoine, au métro Saint-Paul. J'ai d'ailleurs retrouvé cette personne, voilà un an. En consultant mes boîtes annuelles de négatifs, je m'aperçois que j'ai fait très rarement des photographies des 1er mai. C'était avant tout, pour moi, l'occasion de retrouver les copains, de vivre avec eux, dans une grande joie, ce défilé populaire. Je ne sais pas ce qui s'est passé ce 1er mai 1951. Etais-je particulièrement en veine de photographies ? C'est en tout cas de ce jour-là que datent la plupart de mes images concernant cet événement.
Parmi les photographies que vous avez retenues, l'une d'entre elles montre Jeanne d'Arc avec Danièle Casanova. Pourquoi cette image?
Willy Ronis. Je ne sais pas. Était-ce seulement un éclair dans la nuit ? La première et la dernière fois ? Dans les archives des Jeunesses communistes, on devrait pouvoir retrouver comment est née l'idée d'associer à Jeanne d'Arc cette dirigeante des Jeunes Filles de France, déportée à Ravensbrück. En tout cas, cette photographie me plaît. La lumière est belle. La composition, aussi. Les deux jeunes filles ont une très belle attitude. Cette association de deux figures tutélaires de la jeunesse est très émouvante.
Vous souvenez-vous d'un déclic qui marque le début de votre engagement ?
Willy Ronis. Oui. J'étais lycéen. Je devais avoir quatorze ou quinze ans. J'ignore pourquoi, mais je me trouvais dans le métro un soir, assez tard. Soudain, j'ai vu monter joyeusement un groupe de cinq ou six hommes de trente à cinquante ans. Tout d'un coup, leurs visages ont changé. Empreints d'une formidable gravité. Et ils se sont mis à entonner la Jeune Garde. Les paroles de ce chant m'estomaquaient. J'étais en train de découvrir la revendication de la dignité et la classe ouvrière. Avec le recul, j'ai comme une vague idée qu'ils revenaient d'une réunion politique qui avait pu se dérouler à la Grange-aux-Belles où se tenait alors l'université ouvrière. Cela m'a marqué. Depuis ce jour, je n'ai jamais oublié cette scène.
Alors que vous approchez des quatre-vingt-dix ans, le 1er mai est-il, pour vous, synonyme de nostalgie?
Willy Ronis. Il est sûr que la moindre importance des manifestations est liée à la diminution de la conscience de classe. Si nous assistions à un retour des grands défilés, sans doute me sentirais-je, malgré mon éloignement, encouragé à y retourner. N'empêche, mes options philosophiques et politiques n'ont pas changé. Je ne pense pas que, malgré la douche que nous avons essuyée, l'utopie soit devenue une foutaise. Cela n'a pas entamé mon espoir. Mon optimisme est même indéracinable en ce qui concerne le terme lointain. Je suis persuadé que la condition humaine débouchera sur quelque chose de plus lumineux et plus fraternel.
Que représente, pour vous, le plasticien Ernest Pignon-Ernest ?
Willy Ronis. Je me suis trouvé pour la première fois à sa table, l'année dernière, au stand des amis de l'Humanité. J'ignorais que c'était lui. A un moment, Edmonde Charles-Roux ou Régis Debray a prononcé son nom. J'ai dit: «Ah, c'est vous!» Et j'ai explosé: «Laissez-moi vous dire en quelle estime je tiens votre travail, combien j'avais été impressionné de votre séquence napolitaine lorsqu'elle avait été exposée en Arles!» Comme il appréciait mon travail, cela a établi un courant de sympathie. Mais franchement, il dessine comme Léonard de Vinci !
PROPOS RECUEILLIS PAR MAGALI JAUFFRET