Grousset le communard évadé du bagne de Cayenne, vivra longtemps son exil à Londres et il connait donc les Anglais. Ici il dénonce une manœuvre pour retarder la colonisation de l’Indochine par la France.
Le 29 juin 1893 les troupes françaises occupent l’île de Samit et la France exige le règlement de tous les différends avec la Thaïlande. Trois colonnes partent de Saïgon… le chef Gros meurt lors d’un accrochage… Les Siamois font le blocus du Chao Praya… la France envoie le 13 juillet 1893 l’aviso l’Inconstant, le J. B. Say et le Comète qui forcent le blocus.
Le 20 juillet Pavie remet un ultimatum en 6 articles, avec réponse imposée dans les quatre jours et menace de son départ sur le navire « Forfait », en cas de refus. La réponse du Prince est jugée insuffisante. Pavie monte sur le « Forfait ». Le roi Rama V accepte alors sans réserve les conditions de l’ultimatum le 29 juillet 1893. La France a imposé son ordre dans cette région.
Moissac, 29 juillet 1893
Edito de la Feuille Villageoise
Cousu de fil blanc
La presse anglaise continue à pousser des cris de vieille femme au sujet des affaires de Siam.
Elle écume, elle se tord en convulsions. Chaque détail nouveau du drame qui se déroule à l’embouchure du Meinam lui est un sujet nouveau d’articles épileptiformes.
S’il faut en croire ses organes les plus volumineux et les plus autorisés, nous avons tort sur tous les points. Tort de ne pas admettre qu’on enlève et qu’on assassine nos officiers sur le Haut-Mékong. Tort de ne pas approuver qu’on tire sur nos marins. Tort d’appuyer nos réclamations de la présence de deux canonnières devant Bangkok. Tort d’exiger des garanties et des indemnités d’un peuple qui a le droit de tout oser parce qu’il est faible. Tort d’émettre des exigences « inacceptables ».
En un mot, nous sommes de brigands de grand chemin, et de par le jugement de la chaste Albion, nous voici transformées en nation de proie.
L’Angleterre seule est grande, noble, désintéressée. Seule elle sait garder dans les circonstances critiques, le calme et la majesté suprême qui appartient aux vieilles races ; car il paraît qu’elle est « vieille » l’Angleterre, beaucoup plus vieille que nous…
Admettons pour un instant très court, que la presse de Londres soit de bonne foi en cette grande colère, et s’estime sincèrement lésée par notre action au Siam. Croit-elle de bonne foi que le moyen de limiter cette action soit de se montrer aussi nerveuse qu’elle le fait ?
Les cris d’orfraie qu’elle pousse avec une remarquable unanimité ne peuvent avoir d’autre effet que d’entretenir à la « cour » de Bangkok des espérances chimériques.
De même que les agents commerciaux ou politique de la Grande Bretagne, par la seule force de leur tempérament vaniteux et encombrant, furent cause à l’origine des sottes entreprises du Siam sur nos territoires annamites, et par suite des mesures de rigueur sur nous avons dû prendre : de même les grossiers encouragements de nouveaux griefs à notre dossier et par la suite des exigences plus grandes de la part de nos représentants diplomatiques.
Si bien qu’au lieu de nous tenir aux rectifications de frontières jugées nécessaires, nous pouvons très bien nous trouver condamnés à occuper Bangkok et à réorganiser de toutes pièces l’administration du Siam.
Que fera alors John Bull ? Partira-t-il en guerre contre nous sur cette même affaire ? … Tout le monde sait que non et que pas un contribuable anglais ne pardonnerait une telle folie à son gouvernement.
Dès lors, à quoi riment ces articles furibonds et ces injures dénuées de sanction ?
La réponse n’’st pas malaisée à trouver, précisément dans l’unanimité de la presse anglaise, unanimité si exceptionnelle et si rare.
Cette presse obéit tout simplement à un mot d’ordre que le Daily News est presque seul à n’avoir pas observé ; et le mot d’ordre c’est lord Rosseberry qui le donne.
Il s’agit de détourner notre attention de l’Egypte. Il s’agit surtout de créer au Foreing-Office des griefs plus ou moins sérieux à mettre en balance de ses prétentions grotestes à Terre neuve et Madagascar. Ou, si l’on veut il s’agit de hausser au produit de l’Angleterre la moyenne du règlement sur les affaires pendantes entre elle et nous… En vraie nation de boutiquiers qu’elle n’a jamais cessé d’être, elle «majore » tout uniment sur les comptes de fantaisie qu’elle peut avoir avec la France.
Il faudrait à nos bureaux du quai d’Orsay une naïveté véritablement surnaturelle pour se méprendre sur des artifices aussi manifestement cousis de fil blanc. Mais on peut attendre de son anglomanie chronique et, selon toutes apparences, le noble marquis de Differin et Ava (celui qui a sur M. Decrais et autres croquants l’inappréciable avantage d’être né), a déjà reçu, en ce qui touche au Siam, les explications les plus copieuses. Au fond, il n’y en aurait qu’une à lui donner : ce serait de mettre, de propos délibéré, la conversation sur l’Egypte toutes les fois qu’il parlera de Bangkok et de lui demander la date précise de l’évacuation d’Alexandrie, toutes les fois qu’il fera mine de mentionnr le « 18° degré de latitude ».
Encore une jolie fumisterie diplomatique ce 18° degré ! … Est-il seulement à l’ombre ?
(Germinal) Paschal Grousset.
PS de JPD : J'ai essayé de voir si Jaurès s'était exprimé sur la question mais en fait il n'arrivera aux questions internationales que plus tard dans sa vie.