En ce 4 juillet c'est l'ouverture du Festival d'Avignon, le signe des vacances, le temps de la culture, alors je reviens à Benedetto à qui j'ai consacré un livre et plusieurs articles sur ce blog. J'ouvre d'ailleurs une catégorie, BenEdetto, Castan, Lubat, Caubère.
Le Festival 2005 a été un tournant pour le Off, ou une dérive de plus. Benedetto va devenir le président du Off... Ce petit bilan historique a quelques charmes. Voici donc un article de plus de L'Humanité où l'écrivain a la parole. Jean Paul Damaggio
Les dérives
MERCREDI, 27 JUILLET, 2005
Par André Benedetto, metteur en scène, directeur du Théâtre des Carmes à Avignon.
Avignon, ça a tout de suite commencé par une dérive ! Char et Zervoz ont proposé à Vilar de jouer une fois Meurtre dans la cathédrale dans la cour du Palais. Et que répond Vilar ? « Formidable » ? Non, pas du tout ! C'est une idée apparemment bonne, mais une autre idée lui vient. Il ne jouera pas ce meurtre mais sa naissance. Il saute sur l'occasion, il saisit sa chance aux oreilles pour tracer sa nouvelle voie avec trois autres pièces pendant une semaine. Et l'année suivante, nouvelle dérive, il intitule festival sa Semaine d'art dramatique de 1947. Vingt après, en 1966, dérive, c'est la danse qui entre dans la cour. En 1967, dérive, c'est le cinéma qui y entre avec la Chinoise de Godard. Le Festival, quant à lui, entre dans le off qui vient de naître, en ouvrant un deuxième lieu au cloître des Carmes où le Living Theatre s'installe en 1968. Grandes agitations. Et à partir des sixties qui finissent, de nouvelles exigences spectaculaires surgissent. Le in lui aussi, comme le off, va multiplier ses lieux, intra et extra-muros, ses spectacles, ses diversités, ses animations et occuper la presse, jour et nuit. Trente ans après, on verra émerger la musique sacrée, et quelques années plus tard les messes. Dès lors, on y trouve de tout. On n'attend plus que des toilettes publiques en nombre suffisant. Et ainsi de dérive en dérive, ça n'a jamais cessé d'avoir lieu à Avignon, en juillet, de grandir, d'évoluer, de se transformer, quelle que soit la municipalité. Jusqu'en 2003, qui ne fut pas la fin... car trop d'intérêts sont en jeu. Souvent contradictoires, et souvent mal compris. Un monstre. Et maintenant, ce Festival est un gros monstre, dont beaucoup encore ne connaissent pas l'existence et dont personne n'imagine l'ampleur qu'il prend dans quelques consciences avec ses lourdes pattes par dizaines qui font beaucoup de bruit, ses exhibitions nocturnes géantes, ses grognements de bête à l'agonie, ses caprices de nourrisson, ses baves de toutes les couleurs et un je-ne-sai- quoi qui le rend invisible aux uns, insupportable aux autres, merveilleux pour quelques tiers, d'un bon rapport pour ceux qui en vivent et qui ne vont jamais au théâtre et très onéreux, consommations comprises, pour ceux qui y vont, sauf les privilégiés qui ont des billets de faveur. Ce qui est le plus remarquable, c'est qu'en cette période de délocalisation forcenée qui s'empare de l'Europe, le Festival est la cause qu'Avignon est le centre d'une localisation à outrance. Des troupes sont venues s'y installer à l'année. Les directeurs du in y ont même pris demeure. On prédit que le off pourrait lui aussi y avoir ses bureaux. Parmi nous ! À ras des trottoirs. Et encore je ne sais pas tout ! Retour général à la Terre ! Il faut dire qu'on nous a mis Paris si près qu'il vaut bien mieux en partir pour ses loisirs que d'y venir pour le travail ! Et puis c'est plus calme, moins pollué, moins stressant, etc. Un jour toute l'Europe théâtrale va s'établir à Avignon et y développer un nouveau communautarisme culturel, in et off, mis au pas, confondus. Le retour de la papauté. L'été, le in occupe les monuments publics, c'est-à-dire les coeurs historiques de la ville, et en toute saison il s'expose sur les façades, aux fenêtres murées, selon une lèpre de gloire qui gagne tout le centre. Le off occupe presque tout le reste. Et tient à dire qu'il est là et qu'il tient à cette ville par tous ses fils pour marionnettes. Il s'empare du moindre espace, de la moindre aspérité, grille, devanture, du moindre piton, panneau, plot, réverbère pour y accrocher ses cartons se gondolant comme des cartoons, au gré de tous les vents comme un généreux amoncellement de tiers-mondes. Ils clament tous qu'ils font partie, totalement, de cette ville. Il y a ici comme une amorce d'enracinement. Ils vont peut-être même se mettre tous au provençal. C'est étonnant. À quoi ça sert ? À quoi ça sert tout ça ? Qui pourrait répondre à cette question ? En 1947, un type est pressenti. Il vient, il voit, il imagine. Il s'entend avec le maire. Toute une équipe se met en mouvement. Des gens autour. Et puis ça croît. La liberté d'expression, l'émulation et la liberté d'entreprendre aidant, ça croît sans cesse. C'est le principe occidental de l'expansion. On ne sait pas où ça s'arrêtera ! Certains rêvent de le réguler, de le restreindre. Il paraît qu'il le faut. Le off, c'est une sorte de mare originelle. C'est la vie. Ça grouille. Mais ce n'est pas net, pas assez conforme. Ça contient potentiellement toutes les dérives et tous les excès. Il y en a déjà eu beaucoup jusqu'ici, des dérives. Jusqu'à la toute dernière, un PDG comme président... Alors, il faut peut-être en finir avec le off, qui garde malgré tout quelque chose, quelques traces du projet démocratique qui a pris peu à peu consistance avec Vilar depuis les origines du in, pendant quelques années. Mais ça cherche, ça n'arrête pas de chercher, de se chercher, ça ne se demande même pas où ça va. Ça va ! Peut-être bien comme la vie, n'importe où... Quelle est l'eschatologie de l'affaire au moment où il se dit que la scatologie fait son apparition ? Qui peut savoir ? Et cette année alors ? Eh bien, on continue ! À zigzaguer comme d'habitude. 2005, ce sera le quarantième off, au milieu d'un in qui va avoir la soixantaine ! C'est un miroir géant qui renvoie des anamorphoses. Et tout est encore à naître ! Il y a là quelque chose d'increvable.