Voici un premier article qui relate le vol d'un Wateau au Louvre, la restitution par le voleur qui voulait écrire un livre sur le vol, l'étrange complice Desprès, le rôle surprenant d'une femme et l'art de Goulinat pour analyser les dégâts/ JPD
Le Matin, Samedi 19 août 1939
« L’indifférent » a été nettoyé PAR M. GABRIELGOULINAT
« J'avais préparé mon vernis avec du cognac, avait affirmé Bogousslavsky
Mais dans son rapport, l'expert constate qu'il ne s'agit que d'un simple vernis pour carrosserie
L'AUDITION DE M. DESPRES EST RENVOYEE A MARDI
Pour la première fois depuis le début de la semaine, marqué, comme on le sait, par la mise en scène de la restitution du Watteau, le Palais de justice a retrouvé un peu de calme. Et, jusqu'au procès, on peut penser que la fébrile agitation des enquêteurs n'y régnera plus car ces quelques jours ont suffi pour que magistrat et policiers soient édifiés sur les mobiles auxquels le vandale Serge Bogousslavsky et ceux qui prétendent avoir cru à son art ont obéi.
L'invraisemblable histoire de L'Indifférent est bien simple. Il s'agit d'un vol, vol qui serait banal s'il ne s'agissait de celui d'un chef-d'œuvre dont l'auteur et ses soutiens espérèrent tirer un bénéfice en publiant le fameux manuscrit.
On avait pu croire que le peintre fût doué pour la restauration. On sait aujourd'hui qu'il se livra sur le Watteau à un « travail » si grossier qu'il faillit le détruire.
Dans le cabinet de M. Marchat, juge d'instruction, une scène capitale avait eu lieu, lors de l'ouverture du scellé qui précéda la remise de l'œuvre à M. Gabriel Goulinat, l'expert commis.
M. Goulinat, auprès de qui se trouvaient MM. Verne, directeur, et Jaujard, sous-directeur des musées nationaux, demanda, supplia Serge Bog de révéler la méthode qu'il avait employée pour vernir l'Indifférent et la composition du vernis.
Vernis ancien ?
Sans sourire, mais avec cette suffisance agaçante dont il ne se départ pas, l'inculpé donna sa recette tout comme un secret d'alchimiste.
- Chez moi, dit-il, je possède une toile d'un maître florentin. C'est un tableau magnifique du vernis duquel j'avais remarque la pureté. Pour revernir le Watteau, j'ai gratté le vernis de la toile italienne et j'ai dilué la poudre dans de la vieille fine.
MM. Verne, Jaujart et Goulinat eurent un même mouvement de révolte.
- De la fine ! Du cognac ! Malheureux ! Mais c'est de l'alcool la peinture va être perdue.
L'éminent expert, l'un de nos muséographes les plus distingués, demanda que l'Indifférent lui soit remis au plus tôt.
Dura lex. Il fallait - c'est ainsi que - le voleur consentit à ce que l'œuvre soit confiée à l'expert. Inconscient ou fou, il résista assez longuement à la pression du magistrat.
Il entendait sans doute qu'un réactif savamment appliqué ne détruisit pas en une heure «l'effort de sa vie ». Toutefois, sur les instances de ses défenseurs, Serge Bogousslavsky donna « son » autorisation.
non, vulgaire vernis à carrosserie
Tandis qu'il regagnait la Santé, M. Goulinat, suivit de MM. Verne et Joujart, couraient au laboratoire du Louvre où l'indifférent allait être sauvé comme le serait dans un hôpital un blessé admis dans un état désespéré.
Bog, c'est heureux, avait menti. En effet, il n'y avait pas de fine dans son produit. Avec une infinie précaution, on passa le réactif sur un tout petit coin et le vernis disparut.
On put ainsi laver toute la surface. Le restaurateur-voleur ne connaissant rien à la chimie contrairement à ce que dit son ami Desprès s'était contenté de barbouiller, de badigeonner le Watteau avec un vulgaire vernis pour carrosserie automobile.
Le tableau, aujourd'hui, est rangé dans un coffre jusqu'à l'issue du procès, il ne sera pas touché. C'est ensuite seulement qu'il sera restauré par les professionnels cette fois et rendu aux regards des visiteurs du Louvre.
Les dégâts subis par le chef-d'oeuvre
Hier après-midi, M. Goulinat, qui devait repartir le soir même pour la campagne, son séjour ayant été brusquement interrompu, est venu remettre son rapport à M. Marchat. M. Goulinat qui a accompli son travail avec une rapidité remarquable - il a passé toute sa nuit à examiner l'Indifférent - a conclu que le tableau rapporté lundi dernier est bien l'œuvre de Watteau.
Mais, hélas les retouches que lui a fait subir Bogousslavsky ont causé des dommages fort importants.
L'expert indique que le tableau est lavé, affadi, délayé et qu'il porte une épaisse couche de vernis à base d'essence et d'huile, probablement un gros vernis pour carrosserie.
Certains détails, ajoute M. Goulinat, certains glacis se sont évanouis, notamment dans les mains et les cheveux de l'Indifférent. Des pâtes légères ont été attaquées au bras gauche, à la cuisse gauche, à la toque et dans une zone importante du paysage au second plan.
Le ciel a été éprouvé et sur le pourtour la peinture est à peu près partie. En ce qui concerne la question de savoir si le tableau a perdu de sa valeur l'expert indique que l'ignorance et la témérité de Bog lui a fait commettre des erreurs graves mais qu'on peut espérer que seuls les points les plus élevés de la pâte ont été atteints et qu'en conséquence le tableau pourra être utilement réparé. Enfin l'expert répond à la question relative à la dépréciation de la valeur de l'œuvre et il conclut que s'il s'agissait d'une œuvre pouvant être vendue commercialement elle aurait subi à n'en pas douter une dépréciation considérable. Mais comme il s'agit d'une œuvre qui est hors du commerce il est difficile d'évaluer le préjudice.
Quant à l'opinion personnelle que M. Goulinat garde du triste héros de cette histoire, après examen de sa prétendue restauration, elle se résume en ces mots « C'est un rude imbécile »
M. Desprès sera entendu une nouvelle fois mardi
Le juge avait convoqué M. Richard Desprès, hier, pour 18 heures. Le témoin vint deux heures plus tôt pour apporter le manuscrit de son ami Bog « Pourquoi j'ai emprunté l'Indifférent », que M. Marchat avait réclamé. Le jeune comédien pensait que, après la mise sous scellés de l'ouvrage dactylographié, son audition pourrait avoir lieu. Mais il quittait le Palais de justice vingt minutes plus tard et déclara que le magistrat ne l'entendrait plus que mardi. Ce jour-là, M. Marchat entendra également Serge Bog et Denise Nusillard. Une confrontation entre les trois personnages suivra très vraisemblablement.
En quittant le Palais, M. Desprès fut encore entouré par les journalistes. Il leur précisa dans quelles conditions il avait écrit à M. Cassou, conservateur du musée du Luxembourg, pour tenter la restitution de l'Indifférent sans le moindre ennui.
- J'ai bien connu M. Cassou, nous dit-il, et je sais que je pouvais compter sur sa discrétion. Je lui ai écrit pour obtenir un rendez-vous. Je voulais lui demander qu'elles formalités il y aurait à remplir pour rendre le Watteau et si nous pouvions être assurés du maximum de sécurité.
Ce jour-là, Serge Bogousslavsky et son ami espéraient sans doute les palmes académiques pour service exceptionnel rendu à l'art français.
Perquisition au Raincy chez les beaux-parents de Bogousslavsky
Tandis que le juge entend les témoins, les inspecteurs de M. Roches, chef de la brigade spéciale de la préfecture de police, agissant sur commission rogatoire, font de nombreuses opérations, de nombreuses vérifications. C'est ainsi que, assisté de l'inspecteur principal Cosquer, de la première brigade mobile, l'inspecteur Vercul a fait, hier matin, une perquisition 31, avenue du Chemin de Fer, au Raincy, au domicile des époux Nusillard beaux-parents de Bogousslavsky. Les investigations de la veille, rue Mazarina et rue Damrémont, n'ayant pas permis au magistrat instructeur de découvrir les débris du cadre de l'Indifférent que Bogousslavsky prétend avoir brisé, ni le matériel indispensable à la prétendue restauration de l'œuvre, il importait pour M. Marchat de savoir si les « travaux » du voleur n'avaient pas eu lieu chez ses beaux-parents. C'est la raison pour laquelle le juge délivra un mandat de perquisition aux deux policiers ces derniers ont minutieusement visité la deuxième pièce de l'appartement situé au troisième étage, mais n'ont rien découvert qui semble susceptible d'apporter à l'enquête des éléments nouveaux.
Au cours de l'après-midi, les inspecteurs ont longuement entendu le père de Denise Nuzillard et le grand-père maternel de celle-ci, M. Lecus après avoir affirmé qu'ils ignoraient tout du vol, les témoins ont tracé de la jeune actrice et surtout de son mari un portrait peu flatteur.
Ajoutons que M. Desprès, entendu par nous, affirmait hier, contrairement à ce qui fut dit, qu'il n'alla jamais au Raincy, chez les parents de son amie.
Le cadre
Maintenant, les efforts de la police vont porter sur les recherches entreprises pour retrouver intact ou en morceaux le cadre du Watteau. Il faisait partie du lot offert aux musées nationaux par M. Strauss et, d'après l'expertise de M. Goulinat, pouvait valoir de trois mille à cinq mille francs. Le vol et la restitution de l'Indifférent n'étant qu'une combinaison commerciale personne n'en doute les enquêteurs sont persuadés que ce cadre, comme dit M. Goulinat, n'est pas perdu pour tout le monde. Et l'on pense que Serge Bog, s'il Ya cédé à quelque brocanteur receleur, n'en aura pas obtenu plus de trois ou quatre cents francs.
Maintenant, Serge Bogousslavsky et Richard Desprès n'ont plus qu'à dire la vérité. Il appartiendra encore de connaître le rôle de la mystérieuse femme blonde et, après quelques mois, ce sera le procès dont on parlera d'ici trente ans comme du vol de la Joconde.