Heureusement qu'il y a parfois la mort pour célébrer les personnes authentiques. Car je vous "rassure" ces deux évocations de Latifa Zayyat sont très rares dans la presse française. Les deux seules en cherchanr sur internet ! JPD
Libération 17 octobre 1996
Latifa, femme du siècle. Traduction de l'autobiographie inachevée d'une intellectuelle de gauche et nationaliste, morte en septembre dernier. Latifa El-Zayyat, Perquisition! Carnets intimes Traduit de l'arabe (Egypte) par Richard Jacquemond. Actes Sud, «Sindbad», 119 pp., 89 F.
Christophe AYAD 17 octobre 1996 à 00:29
"Que signifie Taha Hussein pour un garçon ou une fille de 20 ans ?», se souvient s'être demandé Latifa Zayyat, à la mort, en octobre 1973, de celui qui fut l'un des plus grands intellectuels arabes du siècle «Aux obsèques de Taha Hussein, j'avais eu le sentiment de dire adieu non à un homme, mais à toute une époque, l'époque des intellectuels laïcistes qui avaient eu l'audace de tout remettre en question, qui avaient vécu en accord avec leurs paroles et placé la libre volonté de l'homme au-dessus de toutes les formes d'oppression.» Latifa Zayyat est morte, elle, le 12 septembre dernier, à l'âge de 73 ans. Beaucoup de choses la séparaient de Taha Hussein, mais avec elle s'en est allé encore un peu de cet esprit des Lumières qui a animé la scène littéraire égyptienne tout au long du siècle. Que signifie Latifa Zayyat pour un jeune d'aujourd'hui en Egypte? A-t-il entendu parler de la militante de gauche, de la nationaliste emprisonnée à deux reprises, sous le roi Farouk en 1949 pour appartenance au Parti communiste et activités antibritanniques, puis en 1981 en tant qu'opposante aux accords de Camp David ?
Perquisition! Carnets intimes est l'autobiographie inachevée d'une femme qui a toujours voulu «dire non à toutes les injustices du monde». Bouts épars d'une traversée du siècle aussi personnelle que collective: les policiers de Mansoura qui font feu sur la foule venue accueillir un leader nationaliste, les cadavres flottant sur le Nil après la manifestation du pont Abbas en 1946; la défaite de 67, qui la laisse dévastée; la démission de Nasser, sommé de rester au pouvoir par son peuple : «Le temps des questions sans réponses avait commencé, note-t-elle, résumant le trouble de toute une génération.»
Trouble intérieur, aussi, d'une femme qui décide de divorcer après treize ans de vie commune. Latifa Zayyat est la première écrivain égyptienne traduite en français, à l'exception de l'égérie surréaliste Camille Joyce Mansour. On aurait tort de croire qu'elle ne fut qu'une figure politique. C'est avant tout comme écrivain qu'elle s'est fait connaître dès 1960, avec son premier roman la Porte ouverte. Par la suite, elle publia une dizaine de romans et recueils de nouvelles, toujours aussi empreints de cette voix singulière. C'est dans le récit de son enfance, celui d'une famille «broyée sans pitié par la roue du changement», que Latifa Zayyat est la plus touchante. Lorsqu'elle redevient la petite fille née à Damiette et qui se souvient de la prière que son père adressait à Dieu «avec ce voile de larme qui ne quittait pas ses yeux»: «Seigneur, je ne Te demande pas de revenir sur Ton décret, mais seulement de l'appliquer avec indulgence.»
AYAD Christophe
Le Monde diplomatique Décembre 1996
MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE
Une féministe égyptienne
PERQUISITION ! CARNETS INTIMES, de Latifa Zayyat, traduit de l'arabe par Richard Jacquemont, Sindbad, Paris, 1966, 128 pages, 90 F.
AU moment où l'Europe essaie de reprendre pied, même timidement, dans cette Méditerranée livrée depuis la seconde guerre mondiale aux luttes d'influence entre l'Est et l'Ouest, et tombée depuis une décennie sous la dépendance presque exclusive de la seule superpuissance américaine, qui ne recule devant rien pour imposer ses intérêts au détriment des peuples de la région (politique qui a culminé avec la destruction de l'Irak), voilà que prend corps ce projet "Mémoires de la Méditerranée". Lancé simultanément par plusieurs éditeurs européens (allemand, anglais, castillan, catalan, italien, néerlandais et français) avec le concours de la Fondation européenne de la culture, il se propose de "présenter aux lecteurs européens quelques-uns des aspects, arabes, d'un héritage partagé", comme l'explique Yves Gonzalez-Quijano, responsable de l'édition française.
Il vient en temps opportun renforcer et équilibrer un dialogue entre les deux bords de cette mer médiane où le flux culturel a trop tendance à prendre une direction univoque Nord-Sud. Alors que s'exacerbent les tensions internes de ces sociétés de plus en plus imbriquées, quoi qu'on en dise, alimentées par de trop fortes pressions étrangères à la Méditerranée, il apparaît vital pour l'avenir commun. La présente collection aimerait y contribuer en présentant des itinéraires croisés d'individus et de cités témoignant de la vie des sociétés arabes modernes : leurs efforts pour la modernisation comme leurs pesanteurs.
Après Vendredi, dimanche, du Libanais K. Ziadé, retraçant l'évolution paradoxale de Tripoli, le lecteur a maintenant accès au parcours saisissant d'une intellectuelle égyptienne qui vient de disparaître, Latifa Zayyat (1).
Dans Perquisition ! Carnets intimes, Latifa Zayyat (1923-1996), figure de proue de la gauche égyptienne, nous introduit dans le destin intime d'une femme qui se construit face à un pouvoir doublement patriarcal : celui d'une société encore largement fondée sur l'homme, et celui d'un régime politique établi sur une figure autocratique, fût-elle inspirée. Comment devenir femme pleinement adulte quand la féminité est refoulée à l'adolescence et exaltée, dans la vie conjugale, par un mari jaloux et machiste au point d'y réduire toute la personnalité de la femme ? En se lançant à corps perdu dans l'engagement politique et social afin de "réveiller les peuples d'Orient", devenant ainsi, à vingt ans, en 1946, le porte-drapeau du Comité national des étudiants et des ouvriers et s'imposant par la suite comme intellectuel de premier plan. Mais comment travailler à cette transformation sociale dans les rangs du Parti communiste égyptien et des forces de gauche sans s'attaquer à l'absolutisme politique ?
ELLE s'y prêtera et fera l'expérience des geôles du roi en 1949, puis de celles d'un Anouar El Sadate supportant mal que l'on conteste sa politique, qui parut à beaucoup comme une entreprise de liquidation des années d'efforts et de sacrifices dans une paix tronquée avec Israël, paix qui ouvrit la voie à une série de guerres dont on n'entrevoit toujours pas la fin. Quelque chose de fort vous saisit dans l'itinéraire de cette femme : sa lutte féministe réussit à soustraire sa lutte politique à la mystique révolutionnaire abstraite. Personnalisation et engagement vont de pair et donnent à son parcours une tonalité très humaine, qui s'exprime par une continuelle remise en question et par une tendresse infinie à l'égard de ce qui l'entoure : la "sève qui monte" dans cet arbre dans la cour de la prison, ses geôlières victimes du système, ses camarades et collaborateurs. Rarement un intellectuel arabe de gauche aura mené d'une façon aussi adéquate le "travail sur soi" et le travail sur la société. C'est probablement cela, la vraie libération. Deux divorces, deux séjours en prison, un fil conducteur parfois interrompu mais toujours renoué au prix de grandes souffrances cela ne fait probablement pas de son récit une grande œuvre littéraire, mais il fait de sa vie une sorte de roman de formation presque parfait. L'admiration que lui portent amis ou adversaires n'est certes pas usurpée.
BOUTROS HALLAQ.
(1) Vient aussi de paraître, un livre sur Amman : Abdul Rahman Mounif, Une ville dans la mémoire, Sindbad, Paris, 1996, 272 pages, 130 F.