Une dame m’interroge sur le cas du maquis de Saint-Antonin en 1943. Je reprends mes archives et je tombe sur le seul exemplaire de La Gazette de Saint Antonin Noble val que je possède et qui date de juillet 1984. Il s’agit du bulletin municipal où malgré son décès en 1979, on trouve encore un texte de Pierre Bayrou. J’y retrouve l’écrivain que j’ai eu du mal à lire car je le trouvais trop bucolique, et je n’ai jamais aimé les bucoliques. Mais en 2012, je comprends que son souvenir est tout autant humain que bucolique quand il évoque le graveur Rodolphe Bresdin. Qu’est-il venu faire à Caylus et Saint Projet cet admirateur de Léon Cladel ? Et tout d’un coup, je me suis mis à rêver… Je place ce témoignage dans la rubrique CFM car c'est en discutant avec Joan Péricas, et en prévision d'une intervention sur Pierre Bayrou, que je suis incité à faire ce travail. JPD
SOUVENIR DE SAINT-GERY pat Pierre Bayrou
Ceux qui l'auront vu une fois, ce grand puits d'ombre et de silence ne pourront jamais l'oublier. Pour moi, qui l'ai découvert il y a plus d'un demi-siècle, je sais bien que j'en ai toujours gardé le souvenir : un souvenir si vivace que de loin en loin il revient dans ma vie, m'apportant chaque fois une émotion plus poignante et plus chère. C'était au temps où nous habitions tous ensemble, dans mon village de Caylus. Mon père voulut un jour nous conduire, ma mère et moi, jusqu'au vallon de St Géry. Nous partîmes donc, par la "route du bas", celle qui remonte insensiblement, de méandre en méandre, une vallée aussi douce, aussi bénigne que le nom de son ruisseau : la Bonnette, cette Voulzie de mon enfance... Or, j'avais dix ans et lui trente, et sept kilomètres de route -à vrai dire quatorze en comptant le retour- cela peut paraître excéder les forces d'un enfant. Eh bien non, tout au contraire : comme dans un monde enchanté, j'allais, avec allégresse, de surprise en ravissement. La voix de mon père faisait lever dans mon cœur tant de souvenirs et de songes ! A mots hésitants et rêveurs, elle commentait les spectacles dont chaque détour du chemin renouvelait la grandeur ou la grâce. Elle disait, la voix si chère qui s'est tue, le charme des moulins qui s'égrènent dans la vallée. Pas un qui ressemblât à l'autre. Mais ils étaient tous, avec leur pigeonnier carré, leurs granges, leurs étables, leurs charrettes sous les hangars, de petits mondes clos, où chaque famille vivait sur son propre bien, de son propre labeur. Et c’est dans l'un d'eux, toujours appelé Rabaïssou, que naquit le père du philosophe Ravaisson.
Sur le flanc droit de la vallée, de larges prés étalaient leurs flaques, serties de bois crépus qui montaient jusqu'à l'horizon. A gauche au contraire, le causse tombait droit en murailles abruptes. De loin en loin un village accrochait aux corniches ses grappes de maisons. D'abord St Pierre, sur son promontoire de tuf, avec son église qui semble en précaire équilibre au rebord d’un effondrement. Puis, toute seule à la proue d'un cap chauve, bien détachée sur le ciel, une minuscule chapelle : Notre-Dame-des-Grâces la bien nommée, puisqu'elle dispense au moins ce bienfait : la grâce, fine et sobre, de ses proportions de châsse ou de bijou. Ensuite ce fut Lacapelle :"une vieille commanderie, dit mon père. Et ce mur crénelé, tu vois, c'est le chevet de son église forte". Encore un moulin, où la route passe entre deux bâtiments, et nous étions déjà sous le dernier hameau de la crête : Loze, dont le clocher, bizarrement coiffé d'une sorte de pétrin renversé ou de mitre aplatie, dominait vieux murs et vieux toits.
C'est là que, la route quittée, nous prîmes le chemin charretier, la raboteuse « carrétal » qui devait nous conduire au terme du voyage. A notre droite, la Bonnette n'était plus qu'un chétif ruisselet. Pourtant, des moulins encore, tous actifs et cliquetants. La route traversait quelquefois la cour de l'un d'eux, longeait un fournil, contournait une étable. Sur la gauche, au ras du chemin, une retenue d'eau étendait comme un lac sa surface lisse. Et voici que peu à peu s'évasait devant nous un cirque grandiose dont l'énormité me frappait de stupeur. Nous avancions toujours vers la paroi du fond, là-bas, une falaise toute nue, couleur d'ocre, creusée de mille trous d'où jaillissaient des volées de choucas qui tournaient en rond au-dessus de nos têtes. Un sentier grimpait sous les branches, longeant le lit profond d'un torrent desséché. Et soudain s'ouvrit devant nous, noire et sinistre, la gueule énorme de la grotte. Sous la guirlande de lierre qui pendait de la voûte, je restais perclus d'une émotion qui ressemblait à l'épouvante. Mes parents eux-mêmes, qui me semblaient rapetissés sous ce porche colossal, furent un moment interdits et sans voix. Pour moi, ce qui me frappait le plus, je crois bien, c'était la solennité du silence, et l'apparence d'éternité que tout prenait dans cette solitude sauvage : les moulins eux-mêmes, dont on entrevoyait quelques toits, me semblaient dater, eux aussi, des premiers jours du monde. Emerveillé, attendri, avide, j'écoutais mon père rêver tout haut. Ce moulin à droite, si hardiment établi au pied même de la falaise et qui, le premier, reçoit l'eau du ruisseau naissant, de quel joli nom il s'appelle ! C'est le moulin de la Doux, un mot venu du fond des temps. Car une doux, qu'il faut prononcer doutz, c'est en langue d'oc, depuis bien avant la conquête latine, le point, ou le pertuis, d'où ruisselle une eau vive -comme par le douzil, car c’est le même mot, coule le vin d'une barrique...
Naissance d'un ruisseau : on a beau s'en défendre, c'est toujours pour un homme un mystère touchant. Naissance ? Résurrection plutôt, puisque c'est ici que la Bonnette, enfouie au lieu-dit Le Cros, trois kilomètres en amont, réapparaît à la lumière. Perte d'un ruisseau, long cheminement dans la nuit souterraine, résurgence, renaissance : ces énigmes commençaient déjà à troubler mon cœur et à stimuler ma pensée. Mais une émotion plus troublante me gagnait, à rêver devant l'abîme : la sensation de ma petitesse, que tant de grandeur écrasait. Le pressentiment me vint-il alors de la leçon, terrible et féconde, que de pareils spectacles peuvent donner à notre orgueil ? Eternelle, impassible, mystérieuse majesté : en faut-il plus, pour que nos cervelles soupçonnent qu'il y a peut-être, au-delà des choses visibles, des réalités inconnues ? Cette tour ruinée que j'apercevais à ma droite, presque adossée au mur rocheux, j'apprenais qu'elle était jadis, il y a plusieurs siècles, un oratoire voué à St Gery, dont le nom est devenu celui du paysage lui-même.
Oui, ce sont ces aspects poignants du visage de la terre qui, bien souvent, font naître chez les simples : superstitions et légendes - chez les penseurs et les mystiques : philosophies, systèmes, religions. Quant à ces autres créateurs de mythes, artistes, rêveurs, poètes, ils leur ont suggéré parfois certains de leurs plus hauts chefs-d'œuvre. C'est ce jour-là, par exemple, que j'entendis parler, pour la première fois, de l'étrange et génial graveur Rodolphe Bresdin, le précurseur, comme on sait, du maître Odilon Redon. Car c’est à St Projet -mes amis parisiens seront bien surpris et peut-être confus de l'apprendre- que le pauvre Chien-Caillou séjourna quelque temps, à la fin du siècle dernier. Aucune biographie, aucune étude critique n'a jamais mentionné, à ma connaissance, cet épisode de sa vie. Réfugié dans ce hameau perdu, il y vivait comme toujours en bohème miséreux. Il fabriquait des fleurs de papier qu'il allait vendre de hameau en hameau, en exhibant un lapin savant qu'il nourrissait dans une cage. Il passait des heures, le soir, assis jambes pendantes au bord même de l'à-pic, à contempler en silence le creux qui béait devant lui. J'ai toujours pensé que c'est là, devant cet abîme, que lui est venue l'idée de l'un de ses plus beaux chefs-d'œuvre : la planche célèbre où l'on voit un vieil homme en haillons agoniser, solitaire, au creux d'un ravin, parmi des ossements. Une forêt l'environne, inextricable, horrible, hallucinée, les arbres y ont des faces humaines, à l'épouvantable rictus. Sur leurs branches, qui sont des bras tors et griffus, sont assis des êtres fantastiques, hiboux pansus, stryges, lamies, vautours de cauchemar. Tous, de leurs yeux lunaires, regardent fixement mourir le vagabond. Et là-haut, dans un ciel de tourmente, rayonne, impassible, la face de Dieu.
Quel symbole ! L'homme, toujours fragile et toujours menacé, errant dans la forêt des indéchiffrables énigmes et mourant, toujours solitaire, appelant un Dieu qui ne répond pas...
L'heure passait. Au-dessus de nos têtes tournait toujours la ronde des choucas. Parfois, comme sur un mot d'ordre, leurs criaillements cessaient tout-à-coup, et l'on n'entendait plus alors, dans le silence refermé, que l'humb1e ruisseau qui faisait tout en bas, parmi les menthes et les joncs, son gargouillis éternel.
Pierre BAYROU