La nuit dernière, tandis que nous préparions notre édition toulousaine, la nouvelle nous parvenait qu'une épouvantable catastrophe venait de se produire sur la ligne de Montauban, entre les stations de Saint-Jory et de Castelnau-d'Estretefonds. Nous avons pu dans notre dernière édition, indiquer, autant qu'elles pouvaient être connues à cette heure, les circonstances dans lesquelles s'était produit l'accident et en faire prévoir toutes les affreuses conséquences.
LE TAMPONNEMENT
La collision s'est produite à 19 kilomètres de Toulouse, à 2 kilomètres de la station de Saint-Jory, en un point où la voie ferrée, qui longe la route depuis Lalande, décrit une courbe prononcée.
Il était onze heures moins cinq ; l'express de Paris, qui avait du retard et continuait à en prendre à chaque station, venait de se voir obligé de stopper en pleine voie.
Pourquoi ? Mauvais charbon et diminution continue de pression, affirme le mécanicien.
A ce moment, l'express Bordeaux-Cette, qui doit passer en gare de Toulouse à 11 h 27, et qui suivait le Paris-Toulouse à quelques minutes, est venu buter à peu près de toute sa vitesse, qui était d'environ 70 kilomètres à l'heure, sur le derrière du Paris-Toulouse, qu'il réduisait littéralement en miettes.
Celui-ci était-il couvert par le disque et par les signaux d'alarme ?
C'est probable, déclare le mécanicien ; le disque a dû fonctionner automatiquement ; d'autre part, le chef du train tamponné avait dû placer des feux rouges et les pétards réglementaires ; mais le disque était à très courte distance. Il est probable que le mécanicien du train tamponneur, Roucolle, qui est gravement blessé, n'a pas eu le temps d'arrêter son convoi et n'a pas pu, malgré tous ses efforts, éviter la catastrophe.
Il est un fait certain, c'est que les voyageurs du Bordeaux ont entendu la locomotive siffler désespérément, ont perçu le ralentissement produit par l'action des freins, mais presque instantanément le choc se produisit ; choc formidable, qui se faisait sentir jusqu'à l'extrémité du train tamponneur, dont tous les voyageurs étaient précipités les uns sur les autres, au milieu de leurs colis, et dont un certain nombre furent grièvement blessés.
Le spectacle est terrifiant.
Les deux locomotives du train de Bordeaux sont encore debout. Ce sont deux fortes Coumpound qui, grâce à leur puissante armature, ont peu souffert dans l'accident. A peine l'une d'elles est-elle amputée d'une de ses courtes cheminées.
Ce sont ces deux monstres qui, à une vitesse de plus de 70 kilomètres à l'heure, se sont jetés sur l'arrière du train de Paris, arrêté, comme nous l'avons dit, à 2 kilomètres avant la gare de Saint-Jory.
Devant elles, deux wagons du P. O. sont en pièces. Du premier, dans lequel la locomotive est entrée en l'ouvrant par son milieu et en rejetant les deux cotés sur les bonis de la voie, il ne reste plus que des débris informes, seule, la toiture du wagon, en raison de sa légèreté, sans doute, a été comme découpée du reste de la voiture et projetée presque entière dans un chaume qui borde la voie.
Par une cruelle ironie, la plupart des fragiles lampes électriques qui éclairaient le wagon sont intactes alors que de formidables barres de fer sont tordues, que les coussins des wagons sont éventrés.
La seconde voiture détruite sous le choc est un wagon de première classe dont l'arrière seulement a souffert ; sa partie supérieure est intacte.
Près de ces wagons, les équipes de sauveteurs envoyées dès la première heure par la gare de Toulouse, ont rassemblé les bagages, les menus objets qui ont été retrouvés sur la voie ou dans les voitures.
A quelques mètres plus loin, sous une immense toile grise, gisent les treize morts dont les cadavres ont déjà été retirés des décombres.
Malheureusement, le déblaiement de la voie n'est que commencé à l'heure où nous écrivons, et il est fort à craindre qu'on ne trouve encore des morts sous les débris.
A Saint-Jory, le coquet petit village tout voisin du lieu de la catastrophe, dès que la nouvelle a été connue, les cloches ont été mises en branle et avec un empressement auquel il est juste de rendre hommage ; la plupart des hommes de la commune se trouvaient groupés sur le lieu du sinistre et, sous la direction de M. Brell, maire de Saint-Jory, et de M. Pieuss, adjoint, organisaient les premiers, secours.
Le vénérable curé de Saint-Jory, M. l'abbé Terraube s'est lui-même dépensé sans compter pendant toute cette terrible nuit auprès des blessés et des mourants, auxquels il a prodigué les consolations suprêmes de la religion.
La gendarmerie, le Parquet, M. Mireur, secrétaire général de la préfecture de la Haute Garonne, se trouvaient sur les lieux et procédaient à une première enquête.
Un piquet de soldats d'infanterie, venu en camion automobile de Toulouse, garde les abords du lieu de la catastrophe, où accourent sans cesse des curieux, venus de Toulouse et des environs.
LE RÉCIT D'UN TÉMOIN
Voici comment un des voyageurs du rapide de Paris. M. Jean-Pierre Boé, demeurant à Mauron (Côtes-du-Nord), raconte la catastrophe, à laquelle il a assisté :
« J'étais monté dans ce malheureux train à Paris pour me rendre, avec une de mes sœurs, à Belcaire (Aude). Le voyage s'était bien passé jusqu'à Montauban et nous n'avions même pas remarqué que le train prenait du retard en avançant.
Peu après avoir quitté Montauban, ma sœur s'était assoupie, et moi-même, pour tromper le sommeil, je m'étais mis à parcourir, sans grande conviction, un journal illustré. Quand nous eûmes dépassé Grisolles, il me parut que la marche du train était moins bonne. Nous avancions comme par saccades et par soubresauts. — « Le charbon de la machine, pensai-je, doit être mauvais. La pression manque. Nous allons avoir du retard.» J'en étais là de mes réflexions. Quand le train stoppa. Nous étions en pleine voie et dans un endroit désert.
Je remarquais derrière nous la lumière d'un disque et j'entendis le chef de train donner des ordres à un homme d'équipe pour assurer la couverture du convoi. Je me rassis et j'allais bientôt céder au sommeil lorsque j'entends soudain un cri lugubre : «Sauve qui peut ! » et au même moment nous ressentons un choc effroyable ; nos valises, placées dans les filets à bagages, s'abattent sur nous ; une femme, à mes cotés, bat du front contre la paroi du wagon et saigne, tandis qu'au dehors s'élèvent des cris lugubres.
Je me précipite sur la voie sans me rendre encore bien compte de ce qui se passait et l'horrible vérité m'apparut. « Ah ! monsieur, je n'oublierai jamais ce spectacle, ces appels des blessés, ces plaintes déchirantes. On courait dans la nuit. On s'appelait. On fuyait surtout le lieu du sinistre, car quelqu'un criait que les réservoirs à gaz allaient exploser.
«Nous avons erré là toute la nuit ; à la lueur de quelques lanternes, aidés de quelques braves gens du pays et employés du chemin de fer, nous avons retiré les premiers morts des wagons en miettes. Mais, de ma vie, je n'oublierai cette nuit et le spectacle horrible que j'ai eu sous les yeux. »
L'ENQUÊTE
L'enquête ouverte, à la fois, par la Compagnie du Midi et par le Parquet de Toulouse fera, sans doute, la lumière sur les causes encore obscures de la catastrophe.
Une chose est certaine : c'est que c'est la mauvaise combustion du charbon, et par suite le manque de pression dans la locomotive du train de Paris, qui est la cause initiale de la catastrophe. Cette locomotive est une machine allemande — de celles qui ont été livrées par nos ennemis à la suite du traité. Or, ces machines ont des grilles de foyer aux mailles beaucoup plus larges et espacées que les machines françaises. Par suite, lorsque le charbon est de mauvaise qualité et trop menu, et c’était le cas du charbon embarqué sur la machine du train tamponné, il tombe à travers les grilles et par suite ne chauffe pas La pression est alors insuffisante et les trains sont obligés de s'arrêter en pleine voie. Un autre fait est également certain, c'est que dès que l'arrêt du train de Paris — le train tamponné — se fût produit, le chef de ce train prit toutes les précautions voulues pour éviter tout accident. Il fit placer des pétards sur la voie et envoya un homme couvrir le train Il reste à expliquer comment ces précautions demeurèrent inutiles et pourquoi le mécanicien du train tamponneur n'a pas aperçu les signaux.
Enfin reste à élucider surtout le fait suivant : c'est que le block-system fonctionnant sur la grande ligne du Midi, il faut savoir si les signaux, pour une raison ou une autre, n'ont pas fonctionné, ou bien alors si le mécanicien du train tamponneur les a brûlés. Nous croyons savoir que ce mécanicien proteste qu'il n'a pas aperçu les signaux.