Guy Chastel, Beethoven et Bourdelle, Editions Alsatia, Paris 1939
Premier chapitre
Bourdelle a pratiqué Beethoven toute sa vie.
Hanté dès sa jeunesse par le visage tourmenté du musicien, il touchait à la tombe qu'il essayait encore de l'immatérialiser dans le bronze. Et pendant l'entre-deux de ces périodes extrêmes, il a, si souvent, jeté sur le papier des allégories imprécises, violentes ou délicates au gré de l'inspiration ; il a peint ; il a, en si grand nombre, fait surgir de la matière des images symboliques ou des portraits de Beethoven que cette insistance témoigne d'une obsession qui ne l'a jamais quitté.
Une commune gravité apparente l'une à l'autre des œuvres si diverses.
Le jour où, pour la première fois, un matin de printemps, nous les avons vues rangées en demi-cercle chez le maître-fondeur François Rudier, il nous est souvenu de ces deux cantatrices, deux fidèles de Beethoven, Henriette Sontag et Caroline Unger, qui s'avançaient chez lui comme on entre à l'église.
Nous même, pénétré de respect et pour Beethoven et pour Bourdelle, nous pensions, à l'égard de ce dernier, que l'admiration ne va pas sans un amour qui aime à garder ses secrets.
Ce sont eux cependant que nous voudrions connaître.
Ces Beethoven que Bourdelle a esquissés ou achevés ; ces Beethoven, amis de son évolution ; ces Beethoven, échappés de rêves méditatifs, ne pourrions-nous, comme aux Symphonies, leur demander des confidences ?
Déjà, nous sommes enclins à voir dans le rapprochement des deux artistes une fraternité de l'esprit.
Déjà, la persistance du sculpteur à presser le front du musicien révèle un état d'âme qui dépasse de beaucoup le stade admiratif. Il n'est pas possible que Bourdelle ait, tant de fois, remis sur la stèle l'auteur de la Pathétique, sans que ces recommencements aient un sens que des affinités de tête et de cœur ne suffisent pas à nous expliquer.
Prises à leur début et continuées dans le temps, ces tentatives furent toujours spontanées. L'appel de Beethoven à Bourdelle fut direct et l'œuvre toujours entreprise ne l'a jamais été que pour l'honneur de Beethoven. Nulle commande officielle ou privée, nul monument à ériger, rien de « marchand » n'a fait l'un de ces deux hommes l'interprète de l'autre. De la puissance souveraine qui commande au dedans l'ordre est venu de commencer et de recommencer.
Bourdelle n'a pas cédé non plus à l'un de ces engouements qui, dans les grandes survies, compensent les années d'abandon. Beethoven lui-même, qui est de tous les temps, n'échappe pas à cette alternance. La religion à son endroit est tour à tour tiède et fervente. De jeunes écoles le tiennent pour un auteur bien éloquent, voire encombrant ; des écoles plus jeunes retourneront à l'enthousiasme et à la prosopopée, en attendant que la mode s'empare de Bach ou de Mozart. Suivant les aspirations de l'esprit qui ne cesse de tendre au renouvellement et le va-et-vient d'une opinion qui tantôt se porte à droite et tantôt se porte à gauche.
Bourdelle n'appartient pas davantage au groupe de ces artistes qui, à un certain moment, ont rivalisé presque à l'envi pour implanter chez nous le personnage du musicien. Faut-il citer Balestrieri, Ringel, de Groux, José de Charmoy, Max Klinger, Jean-Paul Laurens et un admirable Naudin ? Episodiques ou non, tous ces Beethoven représentent dans la vie artistique de ceux qui les ont créés un moment, peut-être même un accident. La préoccupation de Bourdelle à l'égard de Beethoven reste continue. Aussi veut-il aller plus loin que les apparences, jusqu'au centre de l'être. Et Beethoven n'est pas seulement dans cette longue série d'approches vers la vérité une forme prolongée de cette inquiétude intellectuelle qu'il traduira par ces mots : « Pour devenir un véritable artiste, il faut se battre », il se penche sur lui comme s'il se penchait sur son problème intérieur.
Tous les artistes qui ont voulu symboliser et synthétiser la musique ont pensé à Beethoven, mais Bourdelle aime la Musique pour elle-même.
Le méridional aime le son, il chante pour entendre sa voix, il chérit Guillaume Tell, les Huguenots, la Juive, pour le contre-ut, la note haute où il attend le ténor.
Héritier de ses « lointains ancêtres qui gardaient leurs troupeaux en soufflant dans des flûtes de buis », Bourdelle sentait la musique comme un homme de la nature. L'air, le feuillage et l'eau ont des voix qui parlaient à son enfance et qu'il ne cessa jamais d'entendre. Sa voix, à lui, était très juste. Il chantait des airs de son pays, d'anciennes chansons patoises qui flottent dans la mémoire ; des chansons populaires de la Grèce. Avenue du Maine, il se mettait au piano et improvisait des airs de son invention. Il gardait même, dans la soupente de l'un de ses ateliers, un harmonium, un petit instrument en acajou, de quelques intervalles et de quatre jeux ; d'une main distraite, il allait s'y délasser.
De bonne heure aussi, il avait fait de la Musique un thème de son inspiration. Une de ses œuvres d'autrefois représente un groupe de musiciens ; on peut le voir encore dans une glaise rongée et croulante ; on y distingue un joueur d'orgue qui ressemble à Bourdelle comme un frère.
Plus tard, il imagina une femme enveloppée de voiles, qui appuie son instrument sur la terre et joue pour les morts.
Sur la tête méditative de Sapho il élève une lyre gracieuse.
Faut-il rappeler la métope de la Musique au Théâtre des Champs-Elysées?
Il aime Mozart, et, ignorant de sa vie, il ne voit d'abord à travers ses compositions qu'un artiste heureux. Jusqu'au jour où il rencontre et prend la peine d'illustrer un article qui lui révèle son erreur.
Lui-même, enfin, constructeur toujours ému, fut-il autre chose qu'un porte-lyre ? Bien avant qu'il n'eût rencontré Beethoven, une ferveur naturelle rapprochait leurs deux âmes et celle du sculpteur était apte à recevoir tous les enrichissements qui pouvaient lui venir d'un autre art.
Sous un dossier qu'il consultait souvent, Bourdelle avait réuni un certain nombre de portraits, de reproductions et d'articles. La couverture portait en lettres capitales un nom : BEETHOVEN, et une Muse immense dessinée de sa main. Cette inspiratrice au front ceint de lauriers soutient une lyre drapée et développe une aile droite dont les fortes rémiges descendent jusqu'à terre. A l'ombre de cette aile se tient un Beethoven assez fier, un Beethoven en redingote et chapeau de soie, mais petit, difforme un peu, rétif, semble-t-il, aux sages suggestions d'une conseillère auguste et toute belle. Ces contrastes sont révélateurs, chez Bourdelle, d'un premier concept dont il abandonnera difficilement la suggestion.
Dès le début, on le sent en proie à cette antinomie de principe qui oppose la Musique à la Sculpture.
La Musique délivre la pensée, la matière l'emprisonne. La Musique, douée d'innombrables antennes, a ceci de supérieur aux autres arts que, pour aller à son but, elle dispose d'un intermédiaire direct et presque immatériel, le son. Et quand on parle de but, c'est par trop limiter le champ de ses incidences. Son but, ou plutôt ses buts, elle les ignore. Elle s'élance vers le ciel avec un destin défini, mais comme la flèche qui fend l'air et disparaît aux yeux du tireur : nul ne peut prévoir son point de chute. Au cœur seul de celui qu'il frappe, le thème musical prendra sens et portée. C'est elle, cette faculté d'atteinte secrète et de transposition subjective qui livre, pour ainsi dire, à la Musique, la clef mystérieuse des âmes. Il y a telles activités cérébrales que, seule, elle peut mettre en œuvre. Mais, depuis l'ouvrier du carrefour qui écoute, plein de songes, jusqu'à l'artiste raffiné qui distingue au passage les merveilles de la polyphonie, c'est la même puissance qui, à des degrés divers, prend possession de l'être intérieur. Au regard de l'un comme de l'autre elle donne une atonie qui est signe de départ et de détachement. A ce moment, plus que le sommeil, elle ouvre le royaume du rêve. Mieux, elle « agit », dit Tolstoï, parlant précisément de la musique de Beethoven. Elle est, « au-dessus des sens », de ces choses « qui font partie de Dieu », disait encore à Goethe Bettina Brentano, inspirée par Beethoven. Les Chinois ne permettaient qu'une certaine musique, celle du Prince.
La Sculpture ne saurait prétendre ni à ces voies subtiles, ni à tant de magie.
La Sculpture ne saurait prétendre à projeter sur les fonds obscurs de l'individu ces faisceaux éclairants. Il y a même dans la Sculpture une statique qui, non seulement s'oppose à l'articulation du thème orchestré, mais se refuse à en capter les effluves secrets. Comment alors imaginer qu'une sculpture puisse utiliser les traits du musicien pour exprimer visuellement sa musique ? Retenir dans l'épaisseur des volumes le vol d'une pensée musicale qui se meut sans limites dans l'espace et le temps; réaliser cette synthèse en relief; la faire jaillir des abimes pétrifiés OÙ dort l'image riante et le songe douloureux, à première vue, c'est vouloir soutenir une gageure insoutenable.
Ces deux arts sont à ce point contradictoires que, plus ils tentent de se rapprocher, plus ils s'éloignent de leurs fins. «Le vrai caractère de l'art musical, dit Wagner, est incompris aussi longtemps qu'on exige de lui une action analogue à celle des œuvres plastiques». Inversement, l'œuvre plastique qui voudrait s'élever à une certaine expression musicale devrait bientôt connaître ses limites. L'une est aussi affranchie de toutes entraves que l'autre est serve.
Et cependant, la transposition concrète du son pourrait ouvrir à l'âme un domaine inconnu.
Il y a une interpénétration des arts : « Si Michel-Ange eût fait un poème, écrit Stendhal, il eût créé le comte Ugolin, comme si le Dante eût été sculpteur, il eût fait le Moïse ».
Il y a des peintures qui chantent et des sons qui évoquent les couleurs. Chopin voyait le sol en bleu. Odilon Redon, Gustave Moreau, Carrière se sont approchés de ce mystère des analogies ; ils nous le font pressentir, mais à l'état diffus. Les musicalistes ne sont pas forcément musiciens ; ils représentent un groupe d'artistes qui, en peinture, en sculpture, en littérature, travaillent dans l'esprit de la musique. Nous sommes encore en pleine confusion. Avec la sculpture la difficulté ne peut qu'augmenter : sa solidité fait loi. On conçoit encore le passage des ondes musicales aux ondes colorées, mais il s'agit ici d'obtenir une transposition figurative du son et l'on ne voit pas encore quelle matière consentirait à s'y prêter.
Musique, sculpture, on rêve d'elles, pourtant, comme de sœurs jumelles. Le mot rythme n'est-il pas commun aux deux arts ? Ne dit-on pas que la couleur a un accent ? N'y a-t-il pas dans les lignes une modulation ? N'y a-t-il pas un corps des masses orchestrées ? Il faudrait qu'au lieu d'être de la musique entendue, la sculpture fut de la musique vue. Il faudrait ajouter au vers de Baudelaire :
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il faudrait réaliser ce que Rimbaud appelle « un art perceptible à la fois par tous les sens ».
Les poètes, plus que les autres artistes, sont hantés de ces problèmes parce que la Poésie fait passer des images devant l'œil intérieur, en même temps que l'oreille est touchée de sons qui l'enchantent ; parce que, joie totale, elle met en accord le cœur et l'esprit, elle satisfait tous les organes de perception ; parce qu'un beau vers est un miracle et que les éléments de sa volupté secrète sont un mystère inexplicable.
Bourdelle s'en était lui-même ouvert à ses élèves de la Grande Chaumière.
Il leur disait : « Tous les arts se rencontrent ; ils s'interprètent l'un l'autre. En écoutant tout récemment un trio admirable de Beethoven, il me semblait qu'au lieu de la voir, pour la première fois, j'entendais de la sculpture.
Le piano martelait tous les moindres plans, tous les accents de l'œuvre. Le violon glissait ses lignes vives, ses profils, de sur un plan à l'autre plan, donnait les contours prolongés des élans — et le violoncelle à voix pathétique, le violoncelle plus ample et plus lent semblait d'un appel grave appeler tous les élans en lui ; on eut dit l'unité de trois parfums.
« Comme le trio de Beethoven, comme les trois voix amicales parlant sous la loi de son génie, menez, sculpteurs, menez de front les trois synthèses. Menez à la fois les plans, les profils et les rassemblements des masses dans le tout ».
Il disait aussi: «Beethoven m'avait encore une fois réuni. Par lui, l'homme qui est en moi ne sentait que l'âme et que l'esprit. La deuxième partie du trio était finie, et moi, — tout recueilli, je l'écoutais — je l'entendais encore. Oui, certes, je l'entendais, car, lorsque j'assemble les lois de mon art, je l'entends toujours. Symphonie musicale, harmonie sculpturale, rythme architectural, tout l'esprit, tout est un. Le divin, c'est ceci ».
Bourdelle a donc eu la perception très nette de ces rapports connexes. Il n'est pas le seul et il n'est pas le premier. Cependant, jusqu'à ce jour, les essais qu'on a pu faire de ces rapprochements sur le personnage même de Beethoven comportent une grande désespérance. Ses admirateurs s'en détournent pour s'attacher de préférence à son masque muet, soit celui de Klein, de 1812, soit celui de Danhauser, qui est du jour de sa mort, 28 mars1827. Plus qu'une face animée, cette image d'une nuit des sons leur exprime le murmure intérieur des rythmes.
Bourdelle est-il allé plus avant ?
Il nous a paru intéressant de le rechercher.
« Dans la vie des sculptures, a-t-il dit, les plans superficiels, ce sont des incidences ; mais les plans profonds, constructifs, ce sont des destinées ».
Bourdelle, assemblant les lois de son art pour celui qu'il entendait toujours, a tâché ici de faire remplir à la sculpture l'infini de son rôle, de réaliser en des formes plastiques la multiplicité des instants et des états d'âme, « la somme des profils », de ne pas donner seulement l'apparence de la vie, mais le sentiment d'une présence musicale.
Ce but d'un ordre supérieur et cette audace réitérée, ont pour le moins, la valeur d'une expérience, et avec personne l'expérience ne pouvait être plus redoutable qu'avec celui qui échappe à l'étreinte, l'insaisissable Beethoven.
On aimerait connaître l'engendrement de ces œuvres et accompagner Bourdelle dans la poursuite de Beethoven. Certaines phases ont dû en être passionnantes comme des luttes. On aimerait... Il faut y renoncer. Mais, si nous sommes trop près de ces créations pour les embrasser dans leur ensemble et leur répercussion l'une sur l'autre, nous avons des éléments qui nous permettent de rassembler autour de Beethoven les pensées de Bourdelle de surprendre quelque chose de ce tête-à-tête à peu près quotidien et de l'influence que le Sculpteur en a reçu dans sa propre esthétique. Notre intention n'est pas d'établir un parallélisme, de tirer parti des rapprochements, de forcer les analogies, mais, en les constatant, d'étudier un cas, avec toute la curiosité que peut nous donner la persistance d'un colloque ébauché dans l'adolescence, poursuivi dans l'âge mûr, inachevé dans la mort, et, en dépit de toute entreprise, toujours sujet à des retours et des rendez-vous plus intimes
Guy Chastel
1883-1962
Nous avons appris avec la plus vive peine le décès de notre ami et collaborateur, Guy Chastel, enlevé à l’affection des siens et de ses nombreux amis, le 9 juillet 1962, à la suite d’une longue maladie. Il était des nôtres depuis 1928, ainsi qu’en témoigne le premier de nos bulletins. Sa connaissance de Huysmans était déjà grande, et il en donna la preuve dans le Bulletin n° 10, par un texte savoureux où il relate les détails d’une rencontre, dès 1921, à l’issue d’une messe célébrée par l’abbé Mugnier, avec Girard, Jouas et Landry. L’on n’a pas oublié le grand succès de son livre sur J.-K. Huysmans et ses Amis (Grasset, 1957), qui fut le livre du cinquantenaire, et celui, a-t-on dit, de sa « fidélité à Huysmans ». Outre cet ouvrage important pour les études huysmansiennes, Guy Chastel laisse une œuvre considérable en prose comme en poésie, œuvre qui décèle par sa diversité une grande culture. La Société des Gens de Lettres le fit Grand Prix, en 1954, et l’Académie Française couronna de nombreux ouvrages, et notamment celui qu’il consacra à la Sainte-Baume. Guy Chastel avait collaboré avec Charles Grolleau, un des fondateurs de notre Société, à un ouvrage sur la Trappe. Il avait été fait, l’an dernier, Commandeur de la Légion d’Honneur.
Témoignage de Gabriel-Ursin Langé
Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 44, 1962