Léon Cladel en 1848
Note : Ce texte réécrit par Jean-Paul Damaggio pour ses portraits « J’ai eu quinze ans en Tarn-et-Garonne » s’appuie sur la nouvelle de Léon Cladel Zéro en Chiffres rééditée en entier dans Léon Cladel, Emotions Autobiographiques, Editions La Brochure.
Né en 1835 à Montauban je me prénomme Léon. Mon père est artisan bourrelier et ma mère s’occupe du foyer. Pour mes dix ans, j’étais triste comme un bonnet de nuit. Malgré la volonté de mon aïeul, encore moins flexible que son unique fils, je suis entré au petit séminaire de Montauban : ce que femme veut elle le peut. Mère-grand et maman, par qui j'étais accompagné comme un larron par deux gendarmes, m'ayant embrassé tour à tour en gémissant, me bénirent à qui mieux mieux et me laissèrent entre les mains d'un abbé Dutemps, ecclésiastique assez doux et gallican fort résolu, qui dirigeait l’établissement à merveille.
- J'irai te voir en ce sacré trou, m'avait dit grand-papa, lorsque je le quittais ; seulement tache de t'y bien porter, mon mignon, et de ne pas trop t'y manger le sang !
Il n'avait qu'une parole, ce rude et bon vieux, aussi, un des dimanches suivants, pendant la récréation de l'après-midi, le portier de la maison me conduisit au parloir. Là, ne voyant personne de la famille, je me disposais à retourner à ma toupie ainsi qu'à mes boules, quand un bâton épineux me barra la route. Ayant levé la tête, je ne pus réprimer un cri de surprise. Il pleurait là, devant moi, comme une pauvre vieille, l’indomptable patriote. En considérant ce grognard éploré qui parfois s'était revêtu, pour m'égayer, moi, marmot, de son antique uniforme militaire, je me pris soudain à rire aux éclats. Ah ! c’est qu'il était singulièrement accoutré ! Lui qui, d'ordinaire, portait la carmagnole des sans-culottes et des sabots pareils à ceux des conscrits de 1792, il se dandinait aujourd'hui très gauchement en une sorte de redingote à collet très haut et qu'on eût dit empesé.
- Hé bé, sois franc, cria soudain mon farouche visiteur, roulant encore tout ému des yeux à la fois timides et courroucés, vers les dames surchargées de bijoux et de diamants qui causaient autour de nous avec leur progéniture, avoue que tu t’ennuies ici depuis bientôt six semaines, autant que moi qui n'y suis que depuis trois ou quatre minutes ?
– Oui, c'est vrai, beaucoup, pépé, beaucoup trop ! ...
– Pardi, je m'en doutais ! oh ! ça ne continuera pas ainsi bien longtemps... A quelle heure, le soir, vous permet-on de jouer en plein air ?
– Entre quatre et cinq, et, le jeudi, jusqu'à six.
– Il y a, je m'en suis assuré, derrière le mur couronné de tessons de bouteilles qui sépare la cour, où tu rôdes avec tes camarades, de cette rue de Ladre où chacun a le droit de passer, un monceau de moellons sur lesquels tu monteras à la brune, chaque jeudi.
– Pourquoi donc ?
– Afin que je te voie à mon gré ; car ici je suis trop gêné pour ça, répliqua-t-il en lorgnant de travers les riches bourgeoises qui nous environnaient. A bientôt, toi, chéri ! grogna-t-il sur le seuil entr'ouvert du portail de ma prison scolaire, à bientôt, toi ; compte-s-y, mon fillou. ..
Juché sur le branlant observatoire qu'il m'avait indiqué, je le vis, la semaine d'après, poindre à cheval, au tournant de l’hospice, et s'approcher au petit galop de la muraille au-dessus de laquelle surgissait ma chevelure blonde. Aussitôt qu'il m'eut aperçu, moi, son «espiègle», il modéra l’allure de sa fine cavale couleur fleur de pêcher. Rasant la maçonnerie, il contraignit sa monture à piétiner sur place ; ensuite nous nous accolâmes. Il se contenta de m'embrasser en silence cette fois-là ; mais l’autre jeudi, dès qu'il m'eut abordé ferme sur ses arçons et debout sur ses étriers, il parla. J'étais un peu pâlot. Il me demanda si la soupe de la pension abondait en graisse et si ma ration de vin était assez copieuse. Sur mes assurances réitérées que je jouissais d'un bon appétit, et que la cuisine de la maison ne me déplaisait pas trop, il piqua des deux en essuyant son nez, qu'avaient sillonné deux grosses larmes. Il disparut bientôt en un tourbillon de poussière sous les branches des mûriers bordant la route de Bordeaux, que nous avions souvent parcouru jusqu'à Villemade, où était située sa métairie. Huit à dix jours après cette entrevue, en juin, un soir que nous avions jasé plus que de raison et toujours séparés par le mur d'enceinte, il s'écria tout à coup que je n'avais pas une fière mine et qu'il était évident pour lui que je manquais d'air en cette fosse diabolique où l’on m'avait enterré vif.
– Ah ! murmurai-je en soupirant, je voudrais bien pouvoir vous accompagner à la campagne.
– Hé ! rien de plus aisé que ça, me riposta-t-il tout radieux ; enjambe les balustres et suis-moi rondement en te moquant du tiers comme du quart.
Il me tendit la main, et quand j'eus franchi la barrière, il me reçut avec mille précautions entre ses bras, me posa sur la selle, devant lui, rendit les rênes à sa jument, qui piaffait d'impatience, et m'emporta comme un voleur en riant comme un bossu.
– Piailleront-ils, les corbeaux qui te gardaient, dès qu'ils auront remarqué que tu as pris ta volée, toi, mon pigeonneau ; ah ! tant pis pour eux, et s’ils ne nous fichent pas la paix, gare !
A mi-chemin, il laissa souffler Rougeotte, qui, renâclant, tout écumante, nous avait transportés jusque-là ventre à terre, et me montra l'immense plaine du Tarn avec ses nombreuses rivières et le cirque de coteaux qui la ferment :
– Ici, tiens, c'est la tour de Capoue, où ce fainéant de Louis XIII, qui s'était permis de venir nous assiéger, nous autres huguenots, avec tous les princes et les ducs de la catholicité, dansa bon gré malgré tout son saoul ; là, c'est, avec tout son attirail de fossés, de herses et de tourelles, le manoir de la Jungarde.
Le bonhomme s'interrompit, essoufflé ; puis m'indiquant deux pigeonniers blanchis à la chaux qui pointaient à l’horizon, entre des peupliers droits comme des i dans le bleu :
– Reconnais-tu ça, fils ?
– Oui, pardi ! ce sont les bâtisses de votre borde.
– Elle t'appartiendra tôt ou tard après ta tante et ton père, mes héritiers, et tu t'y reposeras avec quelque plaisir lorsque tu seras fatigué de rouler ta bosse un peu partout.
Un coup d’éperon écorcha les flancs de la cavale, qui se cabra, hennit et fila comme une flèche. En moins d'un quart d'heure, nous fûmes rendus au bord du ruisseau qui cernait notre propriété, non pas la moins agréable des environs, et nous entrâmes, comme le ciel s'éteignait, sous le toit où se sont écoulés les plus doux moments de mon enfance.
– On joue bien des poumons, ici, n'est-ce pas, gamin ?
– Oui, tout à fait bien, et je souhaiterais d'y rester toujours.
– S'il en est ainsi, nous verrons ! ... En attendant d'être contenté selon ton goût, respire à ton aise et sans souci, blanc-bec de mon cœur ! ...
On récoltait en ce temps le blé, l’orge et le seigle à Villemade. Pendant la décade que j'y demeurai, mon aïeul et moi, de l’aube à la brune, nous y vécûmes côte à côte au milieu des guérets semés de bleuets et de coquelicots, mangeant et buvant avec les moissonneurs, et je me remémore notre rentrée triomphale au logis, chaque soir, au coucher du soleil. Etions-nous assez heureux, assis sur les gerbes rousses, au sommet du char à bœufs cahotant dans les ornières des traverses ; et quelles liesses après avoir dîné tous en commun, maîtres et valets ! Souvent les farandoles et les romances s'arrêtaient brusquement, et le sol de l’aire s'empourprait parfois autour de moi. Puis on allait dormir jusqu'à l’aurore, et chaque jour, ainsi, tant que dura la pastorale.
Hélas ! Elle ne cessa que trop vite. Un soir, ma grand-mère et ma mère, qui avaient enfin appris qu'un cavalier en cheveux blancs m'avait enlevé du petit séminaire sans tambour ni trompette, étaient accourues ensemble à la ferme, afin de m'arracher à mon vénérable ravisseur.
– Eh quoi, rugit-il, vous me le reprendriez, et le ramèneriez au séminaire ! Ah ça, quelles sont vos intentions à son égard ? Est-ce qu'il a besoin de digérer du grec et du latin ? Enseignons-lui d'abord les Droits de l’Homme et du citoyen, ensuite le maniement du fusil et du bancal pour les défendre.
Rien ne put fléchir ma mère et ma grand-mère et lui céda, de guerre lasse. D'ailleurs, à son âge, il n'était plus qu’un aigle sans ailes ni serres, un lion sans griffes ni crinière, un sire sans crête, un coq sans ergots, un rien qui vaille, un zéro en chiffre, un simple zéro-en-chiffre !
De retour au petit séminaire, le 24 février 1848 en apprenant qu’une nouvelle révolution avait lieu en France, je me mis à sonner le tocsin d'alarme, c'est-à-dire la cloche du cloître, en donnant ainsi le signal de la révolte contre les Jésuites qui avaient remplacé l’abbé Dutemps. On crut me punir en me chassant de là pour indiscipline et comme insurgé. Quelle erreur ! Et combien je me serais applaudi d'avoir recouvré mon indépendance et ma liberté, si, quelques semaines avant cette journée historique de 48, grand-papa ne s'était éteint en prédisant pour la millième fois de sa vie au moins que «la République reverdirait ». Je finirai un jour par devenir mon grand-père. Demain, il fera REVOLUTION.