J’aime bien Evelyne Pieiller mais sur ce coup là, elle se trompe totalement. Elle profite du roman de Vargas Llosa pour raconter la vie de Flora. Il lui aurait été plus simple de lire la bio de Dominique Desanti, un peu ancienne il est vrai, mais depuis 1972, la vie de Flora n’a pas changé. Mon exemplaire du livre est dédié par l’auteur à « Madeleine Soubrenie cette histoire de notre ancêtre commune ». Ancêtre en féminisme sans doute ?
Bref, Evelyne Pieiller en profite pour s’interroger sur l’utopie.
Je le reprends aussi car il nous replonge dans l’ambiance de l’été 2003.
Evelyne Pieiller se trompe totalement car elle ne parle absolument pas du roman de Vargas Llosa sauf pour dire : « Vargas Llosa n’est pas ici un conteur éblouissant. Il est souvent pataud, il se répète considérablement, et la traduction n’est pas toujours fluide, mais c’est sans gravité ». Je suis d’accord, ce point est sans gravité par rapport à l’autre question : comment un libéral peut-il défendre Flora Tristan au nom du libéralisme ? Parce que l’artiste se bat pour tous ? Il y a du style dans cette chronique mais il ne faudrait pas oublier le sens ! JPD
Article paru dans l'édition de l’Humanité du 19 juillet 2003.
La chronique d’Évelyne Pieiller L’artiste se bat pour tous.
Après tout, c’est le temps des vacances - des vacances sans festival, mais quand même, le temps du repos, et peut-être de la réflexion, puisqu’on a le temps, le temps de discuter, de se renseigner, de réfléchir - juste une bifurcation, là, en passant, il y aura probablement au moins un festival maintenu, celui des Vieilles Charrues, dont l’un des organisateurs précisait, il y a un an ou deux, à la radio, que les premiers bénéfices engrangés avaient été reversés à des causes, dont les fameuses écoles Diwan : fin de la bifurcation.
Donc, puisqu’on est à l’évidence à un tournant de notre histoire commune, puisqu’on voit l’État se retirer de ses responsabilités, puisqu’on voit le concept de service public attaqué, puisqu’on entend de plus en plus le " respect des communautés " remplacer la notion de " bien public ", etc., - et il est peuplé, etc etc. -, il est bon de se rappeler un peu notre histoire. L’histoire des luttes et des déceptions, l’histoire des " utopies " et des répressions... Ah tiens, bifurquons à nouveau : c’est quoi, ce mot d’utopie, qui tant fleurit ? Ce mot si intensément négatif, qui porte en lui son annulation, car il signifie " sans lieu "... pour exister et qu’il irradie une sentimentalité romantique, généreuse, et un peu niaise - tout le monde se souvient de la charge de Marx contre les socialismes utopiques. Non ? Pas tout le monde ? Ah ? Bref, c’est un terme immédiatement dévalorisant, on pourrait peut-être lui préférer " l’idéal ", par exemple et entre autres...
Et donc, lire l’histoire de Flora Tristan, telle que le raconte Vargas Llosa, n’est pas exactement dénué d’intérêt. Vargas Llosa n’est pas ici un conteur éblouissant. Il est souvent pataud, il se répète considérablement, et la traduction n’est pas toujours fluide, mais c’est sans gravité. Car Vargas Llosa fait ouvre de biographe passionné, et c’est captivant. Il retrace la dernière année de Flora Tristan, qui mourut en 1844, quatre petites années avant la Révolution de 1848, celle qui vit naître la IIe République, et qui tourna si tragiquement mal lors des insurrections ouvrières de juin, pour s’achever en 1851 sur le coup d’État de Louis-Napoléon, bientôt empereur. Flora naît à Paris en 1803, d’un officier péruvien et d’une bourgeoise française. Elle passe ses premières années dans l’opulence, le père meurt, le mariage est considéré comme illégitime, sa mère et elle connaissent la misère. Flora travaille chez un artisan, qui l’épouse. Elle en a trois enfants. Elle ne supporte plus une vie où elle est réduite au silence, à l’obéissance, à la soumission totale. Elle fuit. Elle cherche du travail à l’étranger, elle cherche des appuis auprès de sa famille paternelle, elle est obligée de se cacher, aux yeux de la police, elle est coupable. Pendant ces années, elle apprend. Elle apprend dans son travail, dans ses voyages, dans ses lectures. Et elle va écrire le récit de ses aventures et réflexions, elle va fréquenter les divers clubs qui analysent la " question sociale " et proposent des solutions : elle se détourne vite des " icariens ", ceux qui, autour de Cabet, veulent fonder une République idéale, au Texas, car elle pense que c’est ici même qu’il faut agir, les saint-simoniens l’agacent, qui se méfient du peuple et lui préfèrent des notables éclairés pour mener à bien le changement, elle est chiffonnée par les rêveries sexuelles de Fourier, elle décide de passer à l’action. L’action sur le terrain. Elle entreprend de rencontrer les ouvriers ville par ville, en s’appuyant bien sûr sur les groupes déjà organisés, pour leur exposer ses idées, et en discuter, et, si tout va bien, leur proposer de fonder des sections de l’Unité ouvrière. C’est admirable. Elle se bat contre les patrons, contre la police, contre l’Église, c’est déjà énorme.
Mais, en plus, elle se bat contre le sexisme pour faire reconnaître que les femmes devraient avoir les mêmes droits que les hommes, ce qui choque considérablement, y compris chez les ouvriers. On la traite de " putain ", on cherche à l’humilier, à la faire taire, elle tient bon, la tête claire, le verbe emporté, une énergie sensationnelle, un courage, et intellectuel, et moral, splendide. C’est magnifique : parce qu’on a ici l’écho de tous ces débats, toutes ces actions, qui vont peu à peu, et pas en ligne droite, faire bouger les idées, les lois, faire reculer la " fatalité ". En parallèle, se conte l’histoire de son petit-fils, Gauguin, et de sa révolte à lui contre la " civilisation ". On en reparle.
L’artiste alors se bat seul. Flora travaillait avec tous, pour tous. Est-ce qu’aujourd’hui l’artiste saurait qu’il se bat pour tous ? Ah oui, on en reparle.
Mario Vargas Llosa : le Paradis - un peu plus loin. Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan avec la collaboration d’Anne-Marie Casès. Gallimard (Du monde entier). 532 pages. 25 euros.