Chaque fois que je lis le nom de Mariátegui, je suis saisi par l’émotion et le texte que vient de reprendre René Merle avec une belle photo, ne pouvait que la redoubler.
Par un hasard inoubliable j’ai pu passer deux heures à la bibliothèque de l’université de Cajamarca et en cherchant dans le fichier au nom de Mariátegui je suis tombé sur un livre où le philosophe rassemble des lettres d’amour à l’Italie et son Italo-française. Et j’ai retenu l’anecdote que j’ai reprise sans détailler, dans un manuscrit de 250 pages que je traîne depuis vingt ans.
Voici le paragraphe qui va paraître énigmatique en dehors du contexte mais de toute façon comment Mariátegui ne serait-il pas une énigme ? Jean-Paul Damaggio
Dans un livre à quatre jeunes « héros » péruviens, immigrés en France, mais devant revenir au Pérou pour y trouver la recette d’une quête d’une soupe, en septembre 1968 - Manuel, César, Alfredo, Mario – voici ce que dit, au début, César à Alfredo. César (homme du peuple) veut convaincre Alfredo (homme de la bonne bourgeoisie) d’entreprendre le voyage.
« Alfredo, ne fais pas la moue ! Parce que je vis avec une Française de Marseille, je n’aurais rien à dire sur le sens de l’amour ? Tu connais le plus beau des Péruviens ? Pauvre Alfredo ; il faudrait que je te raconte la plus belle histoire d’amour de tous les temps et je vais même le faire sans attendre. Tant pis pour Son Altesse.
Il était né à Moquega en 1894 et toi le liménien, je me demande si tu situes seulement ce lieu. A huit ans, atteint de tuberculose osseuse appelée aussi «tumeur blanche» il riposte à la maladie par un effort intellectuel exemplaire. Pauvre Alfredo, tu te dis qu’en conséquence on reste bien loin de l’amour. Tu sais que tu es pénible, Alfredo ! Dès 1909 le héros commence à écrire des articles de journaux, activité qui ne le quittera plus. Alfredo, tu remarques qu’il n’avait que quinze ans ? Après la première guerre mondiale direction la France où il connaît Bourdelle puis comme toi, il part pour l’Italie et, à Sienne, il rencontre Anna Chiappe, le communisme, l’enthousiasme, le soulagement, la paix, la délivrance, le futur, la culture, l’art, la volonté, la volupté, un regard, le plaisir, la fraternité, le savoir, les pâtes et tous les espoirs possibles, impossibles, imaginaires, réfléchis et saisissables. Il se marie l’année de naissance du petit Parti communiste italien. Alfredo, tu remarques qu’il avait déjà 28 ans ? Il participe même, à Libourne, au Congrès fondateur de ce parti. Il rencontre Gramsci. Lui, Mariátegui l’exilé, le malade voire même l’épuisé, lui le moribond permanent, il va avoir des enfants. Mais toi, Alfredo, tu sais ce que ça veut dire le désir d’avoir des enfants (1) ? Et tout ça à Sienne ! Puisque vous semblez peu enthousiasmé par le projet de retour au Pérou, demain je vous emmène à Sienne, cette ville avec une place fantastique en pente vers son âme. Oui, je sais, «âme» me sert chaque fois que je manque de mots pour dire le bonheur d’échapper à une cage. Je donnerai tant pour revoir la place de Sienne ! Mais j’ai le sens des responsabilités et quand on me fait une proposition fabuleuse je ne renvoie pas l’ascenseur.
En 1923, Mariátegui retrouve Lima pour y continuer son immense histoire d’amour, une histoire débutant par l’amour d’une femme, pour grandir par l’amour de tous ses pays et s’enraciner dans l’amour des Indiens, avec enfin un envol vers l’amour du combat politique qui s’articule encore et toujours sur des articles de revues. Par cette dimension immense que je crois unique au monde, son amour se termine à partir de 1929 dans la douleur infernale. Depuis sa création, il dirige le Parti Socialiste du Pérou (en fait communiste), et voilà que tombe son exclusion dont profitent les autorités pour supprimer sa revue, Amauta, dont Arguedas était friand. La maladie empirera jusqu’à l’empêcher de s’exiler au Chili ce qui l’oblige à mourir à Lima en 1930, le 16 avril pour laisser la date du quinze à un autre grand Péruvien. Je le préfère mort au Pérou pour mieux faire honte à son pays ! et honte à toi Alfredo, qui croit que seuls les sentimentaux de ton genre, peuvent parler d’amour. »
Ce livre s'ouvre par cette citation :
José Carlos Mariátegui (1894-1930)
(1) Avec Anna, Jose Carlos a eu quatre enfants dont un est devenu trois mois ministre des affaires étrangères (l'aîné, né le 9 décembre 1921, exactement trente ans avant moi…) et l'autre un très grand psychiatre. Vous pouvez voir la famille sur Photos de famille