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18 janvier 2011 2 18 /01 /janvier /2011 17:40

Voici le premier chapitre d'un roman achevé en 1923 et publié peu après par des éditions militantes : La Vague. Nous le rééditerons par souscription au cours de l'année ou l'an prochain. Les conditions seront données en page d'ouverture du blog d'ici un mois. Nous attendrons d'avoir 70 souscripteurs avant de l'imprimer. Il s'agit d'un rêve vieux de presque vingt ans. JPD

 

 

 CHAPITRE PREMIER

Je vais aux nouvelles. Ne vous inquiétez pas si je rentre tard, dit Pierre Courtès.

Et ayant embrassé ses deux enfants, une blondinette ravissante de dix ans et un garçonnet déjà solide de douze, qui, le dîner terminé, allaient se coucher, il sortit.

— Sois prudent, lui recommanda sa femme en l'accompagnant jusqu'à la porte. Il y a une telle fièvre ! On était au 31 juillet 1914. D'heure en heure, de minute en minute, la situation internationale s'était aggravée. Depuis deux jours surtout, la tension diplomatique était extrême. Mobilisation de la moitié de l’armée russe venant après la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie ; échec de la proposition de Sir Edward Grey tendant à laisser les armées austro-hongroises occuper Belgrade pendant que les grandes puissances offriraient leur médiation qui serait acceptée ; refus d'internationaliser le conflit ; proclamation de l'état de danger de guerre par l'Allemagne, tels étaient les principaux événements qui s'étaient produits durant ces deux jours et qui faisaient haleter l'Europe conduite peu à peu au bord de l'abîme où elle allait être précipitée.

Les bruits les plus sinistres rôdaient. Ce matin même, disait-on et c'était vrai, l'ordre de mobilisation générale avait été donné à Vienne et à Saint-Pétersbourg, et l'on ajoutait — ce qui était encore inexact — que l'Allemagne mobilisait à son tour. Des incidents de frontière — racontait-on encore — avaient éclaté ; un poste français avait été attaqué par une patrouille allemande ; les avions «boches» avaient survolé un département limitrophe ; la guerre était imminente.

L'opinion publique, confiante et pacifique l’avant-veille encore, était devenue subitement ombrageuse et irritable. Quarante-huit heures avaient suffi aux journaux pour la transformer de la sorte.

Elle était convaincue maintenant que l'Empire germanique — qu'elle avait cru jusqu'ici hors du conflit balkanique — poussait sournoisement à la guerre souhaitée d'ailleurs par lui depuis quarante ans, et que le différend austro-serbe lui donnait enfin l'occasion tant désirée de déchainer.

Le ton de la presse était monté au diapason le plus aigu et le plus hypocrite à la fois. Les menaces les plus fanfaronnes se mêlaient aux protestations pacifiques les plus ardentes, la France ne voulant pas la guerre mais étant résolue, si on la lui imposait, à la faire et à la gagner, quel que fût d'autre part son amour immense de la paix.

Et c'était le rappel des divers incidents qui, depuis 1871, avaient surgi entre les deux pays et avaient failli les jeter l'un contre l'autre : affaire Schnaebelé, Tanger, Agadir, sans parler des difficultés secondaires ignorées du grand public et qui avaient mis aux prises, dans l'ombre des cabinets diplomatiques, les chancelleries rivales.

La presse, une fois de plus, jouait merveilleusement son rôle. L'abrutissoir fonctionnait à la perfection. Demain, les foules, enthousiasmées, partiraient en chantant vers les hécatombes glorieuses.

Des cortèges, cet après-midi, avaient déjà défilé sur les grands boulevards aux cris, comme en 1870, de « A Berlin ». Des ouvriers qui, du haut d'un échafaudage, s'étaient permis de riposter par « A bas la guerre », avaient été promptement descendus et rossés. Deux menus faits, sans doute, mais qui, quarante-huit heures plus tôt, ne se fussent pas produits et qui témoignaient de l'infiltration déjà profonde du virus belliciste dans les cerveaux.

Pierre Courtès pensait à cette évolution subite de l'opinion. Etait-ce donc vrai que l'idée de guerre repoussée avec horreur il y avait à peine deux jours fût, à présent, accueillie, acceptée, tolérée par le plus grand nombre ?

La guerre ! Allons donc ! Elle n'était pas possible... on ne la ferait pas, Pierre Courtès, âgé de 42 ans, le corps malingre, mais le visage empreint d'une aménité qu'adoucissaient encore de bons yeux de myope et une barbe blonde frisottante, était professeur d'histoire au lycée Janson-de-Sailly.

Avec sa femme et ses deux enfants, il habitait dans une de ces rues silencieuses qui font du quartier de Pasy une oasis de tranquillité dans l'immense tumulte de Paris.

Il avait loué rue Nicolo un modeste appartement et il passait là, parmi les joies sereines de la famille et celles, plus savoureuses, de l'étude, les heures qu'il ne consacrait pas à ses cours.

Le quartier, ce soir du 31 juillet 1914, était encore plus calme et plus esseulé qu'à l'ordinaire.

Deux ou trois passants nonchalants, un concierge sur le pas de sa porte, qui se fût douté qu'on se trouvait à Paris et à la veille de la plus formidable conflagration que le monde eût jamais vue !

Ce silence, ce calme, cette solitude impressionnèrent favorablement Courtès et détendirent un peu ses nerfs.

Quelle semaine d'inquiétudes, d'angoisses que celle qui finissait et comment allait-elle finir !

Il était huit heures. Il décida de se rendre aux grands boulevards, puis à l'Humanité. Il avait adhéré, depuis quelques semaines, au Parti socialiste et on lui communiquerait certainement, au journal du parti, les dernières dépêches. Elles seraient peut-être meilleures, après tout, que celles du matin. Le monde n'était tout de même pas assez fou pour se battre à cause d'un archiduc autrichien !

Rue de la Pompe, Courtès voulut prendre l'autobus Passy-Bourse, puis il imagina de passer par le bois et d'emprunter, avenue Henri-Martin, le tramway La Muette-Taitbout.

Des idées tellement désordonnées et contradictoires affluaient à son cerveau, un tel choc d'espoirs et de découragements l'endolorissait, la fièvre battait avec tant de violence à ses tempes que quelques minutes de recueillement, de marche et de plein air lui étaient presque nécessaires.

La Muette, ce délicieux parc à la Watteau que des groupes de jeunes femmes et d'enfants emplissent, jusqu'aux dernières heures du jour, de toilettes claires, de rires et de jeux, était, pour une fois, déserte.

Seuls, au pied d'un arbre, le professeur vit un couple d'amoureux qui s'enlaçaient, tailles et lèvres jointes.

Il traversa sans hâte la pelouse. Boulevard Lannes, il s'arrêta devant l'échappée lumineuse qui, par-dessus les lacs et le bois, aboutissait au Mont Valérien, nettement détaché sur l'écran pur du ciel. Le Mont Valérien De ce fort, que la Commune, aux heures de son triomphe, avait négligé de prendre, l'armée versaillaise avait mitraillé Paris.

La Commune ! Versailles ! La guerre civile après la guerre étrangère.

Courtès, à cette évocation, eut un tressaillement.

Allait-on à de semblables événements en cette fin de juillet 1914 pleine déjà du fracas des armes que, de part et d'autre, on apprêtait ?

Optimiste par nature, il écarta le cauchemar. Sans doute, le péril était grand, mais tout n'était pas encore perdu. Des forces de paix subsistaient. Il y avait la Confédération générale du Travail qui, le mercredi même de cette semaine, avait, malgré la police, organisé contre la guerre, en pleins boulevards, une impressionnante manifestation ; il y avait le Parti socialiste, fort de ses cent députés et de ses 80.000 adhérents ; il y avait Jaurès ! Or, Jaurès croyait à la possibilité d'un arrangement diplomatique, et dans son éditorial de l'Humanité, intitulé Sang-froid nécessaire, il disait que le danger, si grand qu'il fût, n'était pas invincible et qu'avec la lucidité de l'esprit et la fermeté de la raison on pouvait le conjurer.

D'autres crises, aussi graves sinon plus, avaient surgi ces dernières années. Elles s'étaient finalement dénouées sans dommages. Pourquoi n'en serait-il pas de même cette fois ?

Courtès regarda l'horizon proche. Derrière les coteaux de Suresnes, le soleil se couchait dans un rutilement qui embrasait le ciel. Et ses derniers rayons tombaient sur le bois en une pluie de flammes qui mettait aux cimes des arbres comme des bouquets d'or.

Comment les hommes, devant cette nature si belle et qui leur donnait de si émouvantes leçons de sérénité, pouvaient-ils penser à autre chose qu'à vivre et qu'à aimer ? Comment, surtout, pouvaient-ils en arriver à concevoir, préparer et perpétrer des dévastations imbéciles et de fratricides égorgements ?

Quel sacrilège et quelle aberration !

C'était aux épousailles fécondes et non à la mort que les conviait l'été fastueux.

Un tramway s'avançait. Courtès y monta. Dans la voiture et dans les rues, des gens graves qui dévoraient les journaux du soir. Jusqu'à, Saint-Augustin, peu de monde. Le sang de Paris, refoulé des quartiers périphériques, affluait au cœur même de la ville. Boulevard Haussmann, le va-et-vient se faisait plus dense. Au carrefour de la Chaussée d'Antin, c'était déjà la cohue.

Le terminus atteint, Courtès descendit. Quelques secondes après, il se trouva en pleins boulevards, emporté tout de suite dans le remous énorme de toute une population haletante. Une rumeur confuse montait de cette mer humaine qui battait de son flux impétueux et zigzaguant la chaussée et les trottoirs. Innombrables, des hommes étaient là qui attendaient que se fixât leur destin.

Et une parole, tout à coup, frappa Courtès de stupeur et d'angoisse.

— On a tué Jaurès 1

Bouleversé, il se précipita sur l'homme qui venait de prononcer la terrible phrase.

— Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Qui vous a dit ça ?

— C'est un bruit qui court, répondit l'inconnu. Jaurès aurait été tué dans un restaurant du Croissant où il dînait avec des amis.

Malgré la précision qu'on lui donnait, le professeur ne pouvait croire à la nouvelle abominable. Qui donc eût osé commettre un pareil crime et à pareille heure surtout ?

Mais des camelots, chargés d'éditions spéciales, hurlaient déjà l'horrible événement En manchette « Jaurès assassiné » et le récit succinct du meurtre suivait.

Jaurès, revenu tard d'une délégation au ministère des Affaires étrangères où il avait été envoyé par le groupe socialiste au Parlement, s'était rendu, avant d'écrire son éditorial de l'Humanité, au restaurant du Croissant, en compagnie de quelques-uns de ses collaborateurs.

On achevait de diner lorsque deux coups de feu retentirent. Par la fenêtre ouverte contre laquelle Jaurès était adossé, un misérable avait tiré sur le tribun.

Courtès acheta un journal et, d'un trait, il lut l'atroce récit. Le journal ne disait pas si Jaurès était mort.

La foule, plus compacte et plus enfiévrée, portait Courtès vers le boulevard Montmartre.

Pour arriver plus vite à l'Humanité, il se dégagea de l'étreinte mouvante et prit des rues transversales. Peut être Jaurès était-il seulement blessé et pourrait-on le sauver. Dans quelques minutes, Courtès allait savoir. Jaurès ne mourrait pas, Jaurès ne pouvait pas mourir. La France, l'Europe, le Monde, la Paix avaient besoin de lui, de sa présence formidable et discrète, de son labeur puissant et divers, de sa bonté rayonnante, de l'ascendant subtil et impérieux qu'il exerçait sur les peuples — sur tous les peuples — et même sur les gouvernements, de son éloquence imagée et divine, de sa culture immense et sans apprêt, de son optimisme trop obstiné peut-être mais si généreux, de son génie enfin, son génie vaste comme son cœur et comme son intelligence et tel qu'il n'y en avait pas eu de semblable depuis des siècles peut-être !

Courtès marchait comme dans un rêve ou une hallucination. Rue Feydeau, il rencontra un député socialiste qu'il connaissait et qui, comme lui, allait à l'Humanité.

Le député pleurait.

— Les salauds ! ils l'ont tué !

— Est-ce qu'il est mort ? demanda Courtès.

— On l'affirme, répondit, en sanglotant, le parlementaire.

Ils pressèrent le pas, remontèrent la rue Montmartre envahie par la foule. Devant le restaurant du Croissant, l'attroupement était tel que, pour passer, le député dut décliner son nom et sa qualité. Courtès et lui pénétrèrent dans le restaurant. Jaurès était là, couché sur une table de marbre, mort.

Courtès, hébété, regardait le cadavre.

C'était en lui comme un effondrement. Il lui semblait que tout croulait en lui, à la façon de ces dunes de sable qui, tout d'un coup, s'affaissent, glissent et se désagrègent dans l'océan qui sournoisement les rongeait. Il n'avait vu Jaurès qu'une fois, dans une réunion électorale ; il ne lui avait jamais parlé ; il était de son parti, mais depuis quelques semaines seulement et n'avait encore — préférant le cabinet de travail au forum — jamais effectivement milité !

Et voilà que la mort de cet homme l'anéantissait. Il eût perdu les êtres les plus chers, sa femme adorée, ses deux enfants idolâtrés, qu'il n'eût pas éprouvé, croyait-il, pareille commotion. Le coup eût été terrible, la douleur atroce ; le désarroi moral eût été moindre.

Jaurès mort, c'était la paix elle-même qu'on avait assassinée. Aucun espoir ne subsistait plus à présent. L'ouragan qui soufflait déjà dans les Balkans allait s'abattre sur la Russie, sur l'Allemagne, sur la France, sur l'Italie, sur l'Angleterre peut-être, sur d'autres pays encore qu'il dévasterait.

Diplomates et ministres avaient la partie belle : il n'y avait plus maintenant personne qui pût les empêcher de jeter sur la table du monde l'atout rouge de la guerre. Le seul homme qui les gênait et, dont l'autorité était assez forte pour les faire reculer gisait là, la nuque trouée d'une balle, inoffensif désormais.

On ne le verrait plus démêler avec sa clairvoyance prodigieuse les intrigues ténébreuses de la diplomatie et de la finance internationales ; il ne démasquerait plus les gouvernements pusillanimes ou asservis ; il ne dénoncerait plus, dans les conflits d'aspect patriotique le plus noble, la présence souterraine du capitalisme tout puissant ; il, n'appellerait plus les foules, que sa voix galvanisait, à la réflexion et à la révolte ; on ne subirait plus la subjugante menace de son index tendu vers l'adversaire comme une baïonnette qui pointe ou de ses deux poings crispés ; on n'entendrait plus son tonnerre...

Avec Jaurès, c'était toute possibilité de résistance et de salut qui disparaissait. A présent, la guerre était probable, la guerre était sûre, la guerre était probable. C'était tout un monde qui finissait, roulé dans un linceul de boue et de sang. Tout était perdu : il n'y avait plus rien.

Et Courtès pleura. Il pleura comme pleuraient tous ceux qui étaient là, les collaborateurs les plus intimes du tribun, terrassés de douleur muette ; les camarades du Parti accourus en grand nombre ; des ouvriers n'appartenant à aucune section socialiste, mais pour qui Jaurès était le symbole même de la lutte contre l'injustice sociale et contre la guerre ; des intellectuels que son grand exemple avait gagnés au socialisme ; un officier même qui venait de se jeter, en sanglotant, sur le cadavre.

Au dehors, la foule grossissait sans cesse. La nouvelle était arrivée, fulgurante, dans les quartiers les plus éloignés. On a tué Jaurès ! On a tué Jaurès ! Elle y causait une émotion considérable. Les faubourgs ouvriers étaient en effervescence. Des masses sombres et résolues descendaient de Ménilmontant, de Belleville, de la Nation. La rue Montmartre fourmillait de milliers de personnes qui, le premier moment de stupeur passé, criaient vengeance.

— C'est le Conservateur qui a fait le coup. Allons au Conservateur, disait-on dans de nombreux groupes.

— Vive Jaurès ! A bas Charras ! A bas Beaudet ! les cris se multipliaient à l'adresse de ceux que le peuple, dans son bon sens et son instinct, rendait responsables du crime qu'ils avaient en effet moralement sinon effectivement préparé.

On ne savait rien encore de l'assassin, mais on connaissait les accusations de trahison et les provocations à l'assassinat parues depuis des années dans certaines feuilles et qui, ces jours-ci, s'étaient faites plus brutales et plus précises.

.Quel que fût le bras qui eût porté le coup, il n'était pas difficile d'établir où l'attentat avait été conçu et quels étaient les vrais coupables.

S'ils n'avaient pas voulu et préparé matériellement le meurtre, ils l'avaient, en tout cas, rendu possible et même fatal.

Ce n'est pas impunément qu'on désigne chaque matin et chaque soir un homme comme Jaurès à la vindicte publique ; qu'on le représente comme un agent de l'ennemi et qu'on émet le souhait de le voir, au moment de la mobilisation, « collé au mur » comme l'écrivait un journaliste très patriote, quelques jours avant. Il finit par se trouver un cerveau trouble qu'on suggestionne, un bras fébrile qu'on arme et qui tue.

Courtès, titubant dedouleur et de détresse, était sorti du restaurant tragique et il entendait monter la clameur de malédiction et de vengeance.

Dans un groupe, un vieil ouvrier à la longue barbe blanche tendait le poing.

— Ah ! Les cochons ! ils nous le paieront !

C'est le moment de tenter quelque chose, dit un de ses voisins. Avec le cadavre de Jaurès, Paris, si nous le voulons, est à nous.

Que proposes-tu ? demanda l'homme à la barbe blanche.

— Essayer un mouvement. C'est dans des heures comme celles-là qu'on fait les révolutions.

Celui qui venait de parler était jeune, mais d'aspect énergique et sérieux. Il portait une cotte bleue, étant venu directement de l'usine où il travaillait, dans la hâte de connaître les dernières nouvelles. Et c'était la mort de Jaurès qu'il avait apprise, mais cette mort, au lieu de l'abattre, l'exaltait.

C'est l'occasion ou jamais, ajouta-t-il. Je dois rejoindre demain. Mourir pour mourir, mieux vaut que ce soit devant l'Elysée que sur un champ de bataille, contre des prolos comme nous.

Ah ! si l'on pouvait ! dit le vieillard.

Courtès n'entendit pas la suite de la conversation. Une rumeur plus forte s'éleva, un tourbillon le prit et l'entraîna plus loin, sous les fenêtres mêmes de L’Humanité.

De nouveaux arrivants survenaient Et c'était une colère sourde qui, peu à peu, empoignait ces milliers d'hommes aux yeux pleins de larmes et à l'âme ravagée, une de ces colères collectives qui s'emparent des foules certains soirs de fièvre et de malheur et qui font, en effet, les émeutes, sinon les révolutions.

Les cris s'exaspéraient, les regards devenaient plus farouches sous le brouillard des pleurs ; des mains, brûlantes, cherchaient une arme au fond des poches ; une atmosphère d'émeute naissait.

La rue pouvait être au peuple, à ce peuple de Paris qui l'avait si souvent arrosée de son sang, qui l'avait si souvent conquise et si souvent perdue et qui pouvait la reprendre et la garder cette fois —définitivement.

Qu'un homme autorisé se levât, qu'un chef parlât et Paris pouvait être soulevé et pouvait vaincre —enfin.

Un homme parut -- qui n'était pas un chef. On le vit s'avancer au balcon de l'Humanité et signifier, d'un geste, qu'il voulait parler. C'était un député socialiste — d'origine ouvrière et que le peuple aimait.

Au lieu des paroles de révolte que beaucoup attendaient, ce furent des exhortations au calme et à la sagesse qu'on entendit ; au lieu des mots d'ordre d'action virile, voire désespérée, ce furent des conseils de pondération.

— Retirez-vous. Retirez-vous...

Le révolutionnaire faisait place au prédicateur ; sous l'internationaliste perçait le patriote d'union sacrée, déjà...

La foule, qu'un langage opposé eût portée d'enthousiasme à l'Elysée ou à l'Hôtel de Ville, se laissa convaincre.

Puisque des hommes responsables, puisque des élus lui recommandaient de ne pas bouger, c'est qu'en effet il ne fallait pas ou qu'on ne pouvait pas bouger.

Le corps de Jaurès, d'ailleurs, apparaissait. Une ambulance était arrivée ; on allait transporter le grand mort chez lui, villa de la Tour, dans cette modeste maison pleine de silence et de recueillement, dont les adversaires du tribun n'avaient pas craint de faire — à l'exemple du fameux château de Bessoulet — un véritable palais.

Les têtes se découvrirent ; on entendit des sanglots hoqueter et la foule qui, derrière le cadavre de Jaurès brandi comme un drapeau, se fût ruée à l'assaut du pouvoir, se dispersa ou, docilement, suivit la dépouille glorieuse et inutile.

Courtès prit place aux premiers rangs du cortège lugubre.

Il lui semblait qu'il vivait, depuis quelques heures, un cauchemar. En vain essayait-il de rassembler ses idées. Jamais il n'avait éprouvé un tel désordre de l'esprit et connu un tel ébranlement. Il allait à la dérive, comme la barque sans pêcheur que le fleuve emporte et qui coule à la première chaussée ou se brise au premier pont — ou comme le navire que l'ouragan jette au rocher.

Jaurès mort, que fallait-il faire et que pouvait-on faire ?

Le matin encore, un pilote était là, le gouvernail solidement fixé dans ses mains robustes, le regard perçant et clair, devinant les écueils et prévoyant les orages. On se fiait à lui, on s'abandonnait même à lui parce qu'on savait qu'il vous conduirait aux rivages propices.

Maintenant, sans lui, on naviguait dans les ténèbres, parmi les rochers sournois et la tempête engloutisseuse.

Que faire ? Que faire ?

A la grille de la villa de la Tour — le corps de Jaurès déposé dans la chambre mortuaire — Courtès se heurta aux deux ouvriers qu'il avait remarqués rue Montmartre, .le vieillard à barbe blanche et le jeune homme à cotte bleue.

— C'est tous des lâches, disait le jeune homme. Nous avons raté le coup...

Le vieillard hocha la tête, mi-sceptique et mi-convaincu.

Il nous manque un Blanqui, regretta-t-il.

Blanqui ! Ce nom et ces paroles firent sursauter Courtès que la première conversation de la rue Montmartre avait déjà impressionné.

Etait-il vrai que la Révolution fût possible ?

Etait-il vrai que Blanqui l'eût tentée en ce jour tragique du 31 juillet, gros des événements les plus imprévus et les plus immenses, lourd déjà de tous les sacrifices, de tous les héroïsmes, de toutes les lâchetés et de toutes les horreurs ?

Il se tâta le front. Un étau brûlant enserrait ses tempes. Eperdu, il se dirigea vers son domicile proche.

Dans la chambre familiale où sa femme, inquiète, l'attendait, il s'abattit, comme assommé, sur le lit, dans un flot de larmes.

-- On a tué Jaurès ! On a tué Jaurès !

 

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