Dans le livre, sur son père, Anne-Marie Goulinat consacre, avec son talent de poète, un chapitre à une affaire qui marqua les esprits. Voici le chapitre en question que je vais compléter par les échos de la presse (une affaire totalement rocambolesque). Nous entrons ainsi dans la vie d’un autre personnage à qui je souhaite rendre hommage. JPD
En 1914, à la veille de la grande guerre, le vol de « la Joconde », récupérée intacte, avait rempli les colonnes des journaux. En 1939, un scandale proche parent précéda la nouvelle catastrophe.
Le dimanche 11 juin, un jeune aventurier, Serge Bogousslawsky, s'empara de « L'Indifférent » à la salle Lacaze, au musée du Louvre. Deux mois plus tard, le 14 août, il se présentait au Palais de Justice, accompagné de son avocat. L'air triomphant, il restituait le tableau volé au juge d'instruction. Dès ce moment-là, comme toujours par la suite, il prétendit avoir agi par «enthousiasme artistique», afin de pouvoir enlever des repeints, des retouches qui gâtaient le chef-d'œuvre. Or « l'Indifférent » comptait parmi les tableaux qui avaient le moins souffert.
Evidemment la célèbre toile était invendable, mais l'effronté espérait un gros succès d'édition en publiant son manuscrit : « Pourquoi j'ai emprunté « l'Indifférent » de Watteau ». En attendant, on lui fit prendre le chemin de St-Lazare, tandis que J.-G. Goulinat, en train de peindre à Uzès, était rappelé d'urgence à Paris au titre d'expert.
Deux questions se posaient. Primo, s'agissait-il bien de « l'Indifférent » ? Secundo, que valait la pseudo-restauration ?
Justement, J.-G. Goulinat avait une prédilection particulière pour ce Watteau. « Ce qui est exquis dans « l'Indifférent », avait-il écrit dans « La Technique des Peintres », c'est que précisément il n'y a pas de métier, ou pour être plus exact, la technique est tellement prodigieuse qu'on ne saurait trouver la trace d'un effort ».
Quelle fut la consternation de J.-G. Goulinat, au lever des scellés, devant le tableau massacré ! Il eut une seconde d'hésitation. « Cependant, devait-il dire dans son rapport, c'est bien malheureusement l'original de Watteau qui est rapporté : peinture lavée, affadie, délayée et recouverte d'une couche énorme de vernis... Une sorte de voile blanchâtre se promenait inégalement sur toute la surface du tableau et particulièrement sur le personnage...
Bogousslawsky interrogé donna sur son intervention des détails fantaisistes et contradictoires. Qu'importe, il fallait sans perdre une minute enlever ce gros vernis industriel pour l'empêcher d'adhérer trop fortement, les jours passant, à la pellicule picturale déjà si malmenée. J.-G. Goulinat réclamait un nettoyage immédiat. On conçoit combien l'exaspérèrent les chinoiseries de la justice. « Il faut c'est la loi — dit le juge, demander la permission de l'inculpé. Il nous rapporte un objet que je mets sous scellés. On n'a le droit d'y toucher... qu'avec son autorisation ».
Et le plus ahurissant, c'est que Serge Bog fit des difficultés ! On dut insister auprès de lui, convaincre ses avocats, leur faire promettre qu'ils ne se serviraient pas, pour leur défense, de cette « modification » d'un objet saisi...
«Mais alors, il faut que ce soit M. Goulinat qui fasse le travail » finit par dire le voleur. Malgré la sévérité de l'expert à son égard, il affichait pour lui la plus grande admiration. Or l'expert ne pouvait être en quelque sorte juge et partie.
On s'en tira par un compromis. L'opération d'urgence fut pratiquée par Longa, l'un des restaurateurs agréés du Louvre, sous la surveillance de J.-G. Goulinat qui passa la nuit à rédiger un rapport de cinq pages dactylographiées.
«Débarrassé de cette sorte de glace visqueuse et luisante comme du miel qui gênait la visibilité, nous pouvons enfin voir « l'Indifférent » et juger plus sainement de l'étendue des dégâts... Nous sommes en face d'un tableau très atteint. Du moins y a-t-il encore ce souffle de vie qui vient de ce que, malgré tous les outrages, les œuvres de génie triomphent quand même ».
Le 18 août, avant de reprendre le train pour Uzès, J.-G. Goulinat remettait son rapport au juge d'instruction et rappelait aux journalistes cette phrase d'Eugénie de Guérin qui s'appliquait si bien à Bogousslawsky :
«Monté sur l'orgueil, il touche aux plus hautes choses et regarde, à sa portée, ce qu'il devrait contempler à genoux ».
Un peu plus tard, J.-G. Goujinat fit un autre rapport accablant après avoir lu le manuscrit que Serge Bog renonça d'ailleurs à publier. Appelé comme témoin en octobre, au moment du procès, il renouvela ses diatribes. Le délinquant avait perdu sa superbe et déplorait amèrement de s'être lancé dans une « folle aventure », mais il fut condamné à deux ans de prison sans sursis, 300 F d'amende et cinq ans d'interdiction de séjour.
Au cours de toute cette affaire, J.-G. Goulinat reçut des centaines de coupures de presse, venant parfois de l'étranger. Pour alimenter la curiosité du public, il y avait au sujet de Serge Bog des histoires de copains, de femmes... et naturellement des questions d'argent.
Cependant, avant même le dénouement, des événements très graves prenaient la vedette dans les journaux. Anne Marie Goulinat