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26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 20:10

Sur ce blog il y a une « catégorie » Tunisie moins fournie que je l’aurais souhaité. J’avais ce conte de 2002 conservé uniquement sur papier et que je récupère ici.

 

 

Le grenadier de Tunis, un conte

 

Alors qu'avec ma compagne nous étions garés sur le bord de la route, près du lac de Tunis, un Grenadier expérimenté est venu frapper délicatement sur le pare-brise de la voiture...

Avant de poursuivre ce conte, précisons de quel lac il s'agit car à Tunis nous avons à présent lac et lac. D'un côté, vers le nord, un lieu près de l'aéroport s'appelle les Berges du lac et de l'autre, vers l'ouest, des berges d'un autre lac n'ont pas de nom ; les rues y sont une suite de nombres : rue 3001, rue 3002 .... rue 4081 etc. Même à Tunis l'espace se divise entre classes sociales pourtant les classes n'existent plus (surtout dans les contes) ! Comme moyen de déplacement les dites classes vont de l'âne à la Mercédès, les Mercédès ornant plutôt les Berges du lac. L'écart est toujours impressionnant entre les modes de vie et les richesses qui les sous-tendent. Le cireur de chaussures qui a quitté l'Espagne d'aujourd'hui côtoie le pirateur informatique. Soyons juste cependant : le cireur est, là-bas aussi, en voie de disparition. Par contre, la pastèque continue d'apporter sa fraîcheur aux habitants et le prix de la pastèque se compte en millimes. Depuis quelques années à cause de la sécheresse elle est passée de 250 à 350 millimes ce qui est énorme pour les plus pauvres (avec 1000 millimes on a un dinar et avec 700 millimes on a un kilo de bonnes grenades). D'autres comptent en dinars ou en billets de 10 dinars sur lesquels, parfois, on voit encore la tête de l'ancien président : Habib Bourguiba.

 

Nous étions sur le bord de ce lac parce que nous venions du Kef et vous allez comprendre très vite l'importance de cette précision pour suivre les événements de ce conte. Le Kef est une ville de l'ouest, une ville paisible avec une Casbah rénovée où, l'été, se produisent quelques spectacles. Tout à côté, l'ancienne caserne des Français, au toit de tuiles spécialement importées de Marseille, rappelle une autre phase de l'histoire du pays. Le marché du jeudi occupe une rue en pente pour le bonheur des nombreux habitués. L'organisation y est parfaite.

 

Alors qu'avec ma compagne nous étions garés sur le bord de la route, près du lac de Tunis, pour étudier sur la carte le meilleur moyen de contourner la Médina de la capitale, un Grenadier expérimenté est venu frapper délicatement sur le pare-brise de la voiture.

 

Avant de poursuivre le récit, précisons de quel Grenadier il s'agit. A Tunis, aujourd'hui, il paraît peu vraisemblable qu'un lanceur de grenades dit grenadier interpelle une voiture à l'arrêt. Par contre, l'arbre, le grenadier, avait de multiples raisons d'être là. Il venait, par ses propres moyens, de faire la route de Testour jusqu'aux portes de la capitale mais, vu l'ultime montée abrupte, il lui fallait de l'aide pour franchir sa dernière étape. Il voulait atteindre un bâtiment très visible du point où nous étions arrêtés puisqu'il se situait tout en haut du coteau. En frappant sur le pare-brise il demanda :

- Pourriez-vous me monter jusqu'à la fac de lettres ?

- En fait, nous souhaitons monter mais nous préférerions contourner la Médina par le sud, ai-je répondu après un temps d'hésitation. Pour passer devant la fac en question, il faudrait la contourner par le nord.

Le Grenadier se changea presque en saule pleureur et faillit retourner sur ses pas. Je l'ai retenu en précisant :

- Avec une carte on peut cependant aller partout.

Lui, il était venu sans carte car il savait que pour atteindre Tunis il lui suffisait de suivre la même route. En quittant l'oued Sloughia situé à 73 km de l'arrivée, il passa sa première nuit huit kilomètres plus loin dans un cimetière militaire britannique de la Seconde guerre mondiale. Puis il alla beaucoup plus vite jusqu'à Mejez el bab. Il avait quitté son cher verger dès le ramassage des fruits pour prendre quelques jours de vacances culturelles à Tunis, afin d'y régler un point de désaccord permanent avec un olivier qui lui tenait compagnie.

Autour de Testour la campagne perd son caractère de champs immenses où le regard se noie, pour une forme « jardins » avec des haies les protégeant. A l'abri du regard, de multiples cultures se développent avec pour base le grenadier et divers légumes ; des oliviers s'y casent à l'occasion. Le Grenadier s'apparente plus à un arbuste qu'à un arbre voilà pourquoi, en se repliant mille fois, il arriva à se caser dans notre modeste voiture tout coffre déployé. En dix minutes nous avons pu atteindre la fac en entrant par la porte de derrière car le gardien compréhensif ne pouvait pas s'opposer à l'installation d'un tel arbre dans le modeste jardin qu'il garde sous ses yeux. Le Grenadier avait cependant une exigence : il tenait absolument à être près de la salle de conférence du rez-de-chaussée. Il nous demanda d'ailleurs de bien vérifier qu'elle était à l'endroit que lui avait indiqué l'olivier, fort du souvenir d'un voyage passé. De ce fait, nous fîmes un détour dans les couloirs et j'ai cru un instant être dans une école de partout, bâtiment style années 60, comme l'Université de Cajamarca au Pérou. J'ai eu la sensation que ces années furent marquées par la quête de la culture, les campagnes d'alphabétisation et qu'en conséquence des dizaines de constructions de ce type poussèrent dans le monde. Dans la salle des profs du premier étage, j'ai découvert les boîtes aux lettres des enseignants décorées d'arabesques un peu flétries et, de là, on nous fit redescendre au rez-de-chaussée pour découvrir la modeste salle de conférence. Pas de lustres aux larmes de cristal, pas de fauteuils rembourrés, pas de couleurs et décorations élégantes.

 

Les voyages touristiques devraient commencer par la visite des universités et des bibliothèques non qu'elles soient représentatives d'une société mais significatives de son avenir. « Dîtes moi le sort que vous réservez à la culture et je vous dirai comment vous allez grandir. » A la fac de lettres de Tunis les élites de demain ressemblent à la jeunesse européenne. Jeunes hommes et jeunes femmes se côtoient comme nulle part en pays arabe.

 

Le Grenadier, rassuré par notre description des lieux, se faufila entre les ibiscus, s'installa près de la salle. Arbuste plus qu’un arbre, il donne un fruit difficile à caser parmi les fruits puisqu'il est fait de graines. En latin, grana ça donne grenade, qui a la forme d'une arme ancienne et moderne. Grenade en Espagne était-ce un lieu cher à beaucoup de grenadiers ? De faux fruits, en arbustes, comment ne pas imaginer le complexe possible que le Grenadier peut ressentir devant les splendides oliviers ou palmiers ? Ce serait méconnaître la fonction considérable de la grenade dans les diverses religions. Dans les temples maçonniques trois grenades ornent l'entrée sous prétexte que la grenade est une et multiple à la fois. Une, vis-à-vis du monde extérieur. Multiple, quand on découvre ses nombreuses graines à l'intérieur. La mythologie nous en apprend beaucoup sur cet arbre. En fait sa naissance viendrait du sang versé par Dionysos au moment de sa mort d'où sans doute le caractère si rouge des graines. Une des graines permit la renaissance de Coré qui épousa Hadès sous le nom de Perséphone. Dionysos gagna alors le surnom de Dendritès ou l'Adolescent de l'Arbre, parce qu'il symbolisait la poussée de la sève. Ainsi la grenade devint le symbole de la multiplication de la vie et donc de la fécondité. Héra, déesse de la mort était représentée avec une grenade dans sa main pour dire son double rôle : la mort entraînant la vie. Pour pousser plus loin ce voisinage du grenadier avec la vie et la mort, précisons que dans l'Autre monde appelé l'Erèbe les grains du grenadier servaient de nourriture aux morts. En conséquence la religion romaine ne permit pas la consommation des grenades pendant les fêtes de Cérès. Et dire que l'arme grenade sème si souvent la mort !

Ce détour a sa raison d'être comme chaque mot posé sur ces lignes et peut-être que la raison vous en convaincra. Pour tout vous dire, le Grenadier avait appris qu’un philosophe tunisien, aussi peu ordinaire qu'il l'est lui-même, allait donner une conférence concernant le Coran.

Après avoir été cultivé, après avoir donné près de 100kg de grenades, il avait eu la permission de quitter son territoire pour aller se cultiver afin de préparer l'hiver dans de bonnes conditions. A la saison froide les grenadiers aiment se raconter des histoires pour éviter les douleurs de l'ennui aussi, chaque année, l'un des plus anciens du verger part quelques jours à l'aventure pour alimenter de ses découvertes, les veillées du quartier (il est une douleur dont il est inutile de guérir, celle provoquée inévitablement par l'acte de rébellion). Et, pour celui qui nous occupe, quelle aventure !

Comme nous l'avons vu, ses liens historiques avec la religion en faisaient un être familier du Coran mais son caractère chétif le rendait souvent hérétique. Que le palmier symbole de la virginité, et l'olivier symbole de la chasteté, entrent en discussion, et le voilà qui se sentait petit et oublié. Personne ne voulait le prendre au sérieux et, à ses réflexions, les Grandioses lui répondaient : « Mécréant ». Comme il arrive souvent, à force d'annoncer le mal, on le provoque et le Grenadier finit par se méfier de la religion. Mais pas du divin. Voilà pourquoi quand, à travers les vergers, le bruit se répandit qu'un Tunisien avait osé réécrire le Coran en le débarrassant des décombres qui empêchaient sa lecture, tous les grenadiers reprirent un brin de prestance. N'y aurait-il pas en exergue une citation du Coran qui dit ceci : « Que ne pensent-ils le Coran ? S'il était issu d'un autre que de Dieu, que de dissonances il y aurait perçues. » ? Le Coran qui nous invite à penser le Coran ? C'est une citation perdue dans la sourate 4 qui est ainsi mise en avant. Ce fragment d’une pensée du Coran, loin de la Vulgate, n'annonce-t-il pas une juste place pour des arbustes généreux ? Pour des minables ridicules ?

Bref, nous avons laissé le Grenadier là où il le voulait, sans rien lui demander de plus, car un film nous attendait. Mais, en nous voyant partir, il nous rappela :

- Et si demain matin, vous pouviez venir me chercher, pour me reconduire au bord du lac ....

- Nous reviendrons lui dis-je, nous reviendrons mais pour le moment nous filons au cinéma.

Ce jour-là un film de Yasmina Benguigui devait être projeté en ville dans le cadre des Journées de Carthage (les JCC) qui, comme son nom l'indique, se tenaient à Tunis où les projections suivaient les projections. Des films palestiniens, africains, du Maghreb ou japonais animaient énormément la ville et nous étions curieux de savoir ce que l'Algérienne avait pu mettre sous ce titre : Inch'allah dimanche. Une façon de dire deux cultures ?

A l'entrée de la petite salle, contrairement à nos prévisions, l'accès aux billets fut facile. Ce temps gagné nous permit d'aller jusqu'au grand hôtel tout proche où il était possible de récupérer le quotidien du festival. Nous souhaitions découvrir des commentaires au sujet du film découvert la veille, un film sur le cinéma et la relation au père, sur l'importance du père, sur la fin des pères. Ce film tunisien de Redha el Behi avait rassemblé une foule énorme au Colisée et au fil de la soirée il était étrange de suivre les réactions de la foule, en particulier l’enthousiasme suite à une scène où le petit héros se prend pour Bourguiba et fait crier des jeunes enfants à qui il adresse un discours enflammé : « Bourguiba, Bourguiba ». Cette scène est-elle un hommage au grand personnage, un simple reflet de l'histoire ? Bourguiba, l'adroit libérateur du pays sous domination française, a été effacé par le régime en place sans être effacé des mémoires. Sa statue a été déboulonnée mais son avenue conservée. Les Tunisiens ne savent pas comment tourner la page. Voici leur dilemme : comment laisser sur le bord de la route, avec les honneurs qui lui sont dus, un homme perdu de vue ? Faute de pouvoir le résoudre, Bourguiba n'est donc pas encore sur le bord de la route.

 

Et si l'homme était l'avenir de la femme comme ne l'a pas dit le poète ? Dans le film de Yasmina Benguigui, les hommes sont plus qu'au second plan : ils sont ridicules. La scène se passe en France après que Chirac, premier ministre de Giscard en 1974, ait décidé du regroupement familial. Pour se faire un don, un Algérien fait donc venir près de lui, sa femme, ses trois enfants et sa belle-mère. Six femmes vont apparaître fortement, habitées par une rage d'exister et habituées à exister sans rage. La belle-mère et l'héroïne constituent le centre du tableau. L'une pour la tradition et l'autre pour la révolte. A côté deux voisines. L'une, âgée, mariée à un homme effacé, vit pour son jardin. Elle voit d'un mauvais œil arriver les enfants. L'autre, séparée, semble frivole et se veut l'amie de l'héroïne mais une amie maladroite car incapable de comprendre l'Algérienne qui va tenter deux fuites, le dimanche, pendant que son mari et sa belle-mère partent suivre l'évolution du mouton prévu pour fêter l'Aïd. Le mouton d'un Marocain, ce qui désole la belle-mère qui essuie pour une fois une réplique de son fils : « En France tous les moutons sont français ! ». Au cours de sa première sortie, la jeune épouse croise par hasard la veuve d'un légionnaire mort en Algérie. Contrairement à ce qu'on peut craindre, une solidarité va naître entre ces deux femmes pourtant si différentes, solidarité qui va permettre à l'héroïne de réaliser son rêve : rencontrer une autre Algérienne de son âge. Malheureusement la rage d'exister de cette dernière est toute de soumission, aussi, en découvrant que sa compatriote veut exiger sa dignité, elle la chasse. Côté masculin, en plus du mari soumis à sa mère, en plus de son copain frivole, en plus de l'autre mari soumis à l'obsession de sa femme jardinière, un chauffeur du bus viendra jouer sa partition. Il a déjà observé la jeune Algérienne qu'il va ramener chez elle quand elle est chassée. Le spectateur imagine que les violences précédentes l'attendent. Surprise finale, son mari, ayant compris que son épouse pouvait lui échapper, décide de la défendre. Il renvoie sa mère ce qui fit dire à l'héroïne : « demain c'est moi qui amène les enfants à l'école ». Cette femme a réussi enfin à rendre son mari plus humain.

En sortant du cinéma nous avons découvert une animation exceptionnelle sur l'avenue Bourguiba là où Ibn Kaldoum tourne le dos à la Médina avec à sa droite l'Ambassade de France et à sa gauche la cathédrale. Tahar Djaout sut très bien nous expliquer la symbolique de ce lieu : « Bourguiba, possessif et intransigeant, a contraint l'illustre historien à tourner le dos à sa médina natale afin de regarder dans la direction de ce compagnon forcé». Ce compagnon forcé est Bourguiba lui-même dont la statue a été, depuis son éviction par une révolution de palais, remplacée par une horloge. Tahar Djaout précise : « On aura beau (me) dire et gloser, le nom de Habib Bourguiba restera attaché à celui de la Tunisie moderne à laquelle il a fait prendre en 1956-1957 un départ intelligent. Déjouant l'esbroufe du nassérisme et du panarabisme, Bourguiba décide avec courage — car la résistance était très grande —d'engager son pays sur la voie de la modernité, de l'ouverture à la laïcité. »

Pour le moment, une course de vieilles voitures occupait la rue mais sur un côté un homme très excité se permettait de frapper violemment sur le pare-brise d'une camionnette des forces de l'ordre. En fait, il tapait sur le grillage qui protégeait le pare-brise et personne ne lui prêtait attention. Il se mit alors à crier en arabe : « Nous avons empêché la projection de Fatma et nous empêcherons la conférence de Seddik. Les savants doivent se taire a dit Dieu. Les savants doivent craindre Dieu ». Le savant cinéaste de Fatma remettait en cause l'obligation de virginité avant le mariage et le savant philosophe remettait en cause la mort que les imams font roder autour du Coran.

Que pouvait-il se passer ? Par un effet incompréhensible la camionnette se changea brusquement en olivier d'où tombèrent des milliers d'olives. Le jeune homme se protégea comme il le put puis au bout d'un moment, avec le retour du calme, il se releva groggy en découvrant dans sa main un papier qui indiquait : « Certes Dieu vénère parmi ses sujets les savants. Le Coran ». A la lecture et je dis bien, à la lecture du papier, il vacilla.

 

En sortant de la fac, le Grenadier, que nous étions allé récupérer, découvrit avec nous une animation exceptionnelle sur l'avenue. Le Boulevard du 9 avril 1938 était encombré. Avec la voiture, nous étions arrivés à la fac de lettres (il faudrait dire de sciences sociales) par des petites rues, en se garant toujours sur la partie arrière, ce qui explique que nous n'avions pas noté cet embouteillage qui nous tenait, à présent, prisonnier. Nous étions pourtant à quelques mètres de la voie descendant vers le lac.

Le blocage semblait venir d'un invité du premier ministre à qui il fallait laisser toute priorité. Ce point de la ville est stratégique avec la Maison du parti, et les bureaux des ministères qui occupent la Casbah. A moins qu'un couloir spécial ait été établi pour faciliter l'accès à l'hôpital pour des accidentés graves.

Dans les autres véhicules, à l'arrêt à côté de nous, chacun commençait à regarder avec étonnement notre chargement. Certains souriaient, d'autres s'énervaient nous regardant comme les responsables de l'embouteillage. Le Grenadier cherchait à se faire petit. Un policier s'avança en se faufilant entre les voitures et nous demanda les papiers, très courtoisement. Une discussion s'engagea entre lui et moi.

- Vous avez un drôle de chargement ? dit-il après nous avoir rendu les papiers.

- Un simple Grenadier qui rentre chez lui, répondis-je le plus naturellement possible.

- Et d'où venez-vous ?

- De la fac de lettres !

- Les intellectuels m'étonneront toujours.

- Et si vous pouviez nous expliquer les raisons de ce bouchon ? Il arrive que même des ministres soient dans des bouchons ! Et ce bouchon a quelle cause ?

- Justement, encore un coup des intellectuels.

J'ai hésité à demander des précisions ce que le policier comprit aisément si bien qu'il continua de lui-même.

- Vous allez être libéré avant que le Grenadier ne cuise derrière sa vitre. Il suffit de laisser passer un corbillard qui va au cimetière un peu plus bas.

- J'avais pensé à tout sauf au corbillard !

- Tenez, le voici qui arrive. Si nous avons bloqué la circulation pour qu'il passe rapidement cela tient à la nature du mort et je vous explique. Vous êtes étrangers et je ne sais si vous connaissez le Coran ?

- Méfiez-vous des étrangers. Parfois ils sont des nouveaux convertis qui se veulent plus musulmans que les musulmans mais, bien que ce ne soit pas notre cas, nous connaissons un peu le Coran.

- Un homme a décidé d'enterrer les sourates du Coran !

- Non, pas possible et vous laissez faire l'enterrement du Livre ?

- Attention, il ne s'agit pas d'enterrer le Livre mais seulement le mot sourate, sinon, en effet, le coupable serait en prison. Il propose une nouvelle écriture du Coran sans sourate car il considère que la présentation traditionnelle du Livre en cache volontairement l'essence.

Je sentis que le Grenadier s'agitait un peu et le policier y vit de l'impatience. Il déclara :

- Voyez, la route se libère dans les vapeurs d'essence, si je puis me permettre ce triste jeu de mot. Je vous souhaite bonne route et n'oubliez pas, les étrangers, musulmans ou pas, sont toujours les bienvenus en Tunisie.

 

En effet, l'avenue reprenait vie et nous pûmes virer à droite pour atteindre sans mal le lieu où nous avions croisé pour la première fois le Grenadier. Nous nous sommes garés paisiblement sur le bord du lac des pauvres et je pensais, en moi-même, au Français qui venait de se faire expulser du pays où pourtant il avait été invité pour une conférence. Et si l'homme était l'avenir de la femme comme ne l'a pas dit le poète ? Le Grenadier se déplia en se libérant par le coffre ouvert. Il arriva à articuler :

- Je ne sais si votre film fut beau mais ma soirée restera un des plus grands moments de ma vie. Accepteriez-vous quelques mots à ce sujet ?

 

Le Grenadier semblait tout bouleversé et je craignais que ce ne soit un effet de la chaleur subie dans l'embouteillage mais il précisa sans que je le lui demande :

- Mon air bouleversé tient aux propos que j'ai entendus.

- Les propos du policier ?

- Non, hier soir j'ai pu suivre par les fenêtres de la salle de conférence la présentation que Youssef Seddik fit de sa derrière publication : Le Coran autre lecture, autre traduction. Même les grenades furent citées !

- J'ai la sensation d'avoir entendu ce nom de Seddik quelque part ?

- Le policier tout à l'heure en a parlé sans le citer. C'est lui qui enterre les sourates et qui commence ainsi : « Au nom de Dieu, le Tout-Maternant, le Clément ». Je ne sais si vous comprenez le sens de ce premier coup de tonnerre ?

- Je me souviens que Jacques Berque traduit : « Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux » déclara ma compagne.

- Oui, or il savait très bien que le mot rahma avait rapport à la maternance mais placer ici la femme est devenu très vite une hérésie comme d'ailleurs expliquer d'où vient le mot allah. Parmi les trois déesses principales du panthéon arabe antique, Al-lât, figure féminine d'Allah est la déesse principale. Pour les puissants, il faudrait que les petits arbres se fassent plus petits et que les dieux éclipsent les déesses !

- Je me souviens que Jacques Berque indique que rahim c'est matrice d'où « solidarité avec les femmes » mais après une explication bizarre il propose de traduire « le tout miséricorde ».

 

Un Français comme lui, progressiste à souhait ne pouvait pas se permettre l'audace de Seddik qui brise des tabous en s'appuyant sur la pensée antérieure au Coran, la pensée grecque.

Je vis que la conversation prenait une direction étrange qui nécessitait des livres sous la main. Faute de mieux, j'ai cherché une question plus générale :

- Les femmes ne seraient donc pas là où les Dieux monothéistes ou impérialistes les mettent ? J'ai une autre question sur les rapports entre la foi et la raison, peux-tu nous en dire un brin après ta belle soirée ?

- Je devine que tu es de ceux qui ont foi en la raison ?

- La Révolution française déclara la guerre à la religion catholique en plusieurs étapes : elle fut d'abord extraite des mains du pape, puis elle fut écartée, au bénéfice de Fêtes de la Raison qui, elles-mêmes, furent remplacées par des Fêtes à l'Etre suprême. Dieu qu'on avait sorti par la porte entra par la fenêtre (il faudra écrire un livre pour montrer comment il est acrobate). Entre temps, la Raison fut la valeur de référence. Je ne sais si j'ai foi en la raison mais la raison m'oblige à douter de toutes les fois.

- Quel beau sujet de controverse nous pourrions avoir ! Le Coran n'est pas devenu le Coran sans raison et la raison dans le Coran n'est pas l'appel à la foi aveugle. « Certes Dieu vénère parmi ses sujets les savants. Le Coran ». A écouter Youssef Seddik, le plaisir de la pensée me faisait frissonner jusqu'au bout des feuilles.

- Et les Ibiscus, ils écoutèrent avec toi ?

- Non, ils ne me parlèrent que de la vie impossible à Tunis. Je ne puis croire que les bananes venant d'Equateur soient vendues à 1200 millimes le kilo. Mais ça doit être pareil à Testour, sauf qu'entre nous, dans le verger, nous parlons peu de telles banalités.

 

Nous nous sommes quittés sur ces belles paroles, le Grenadier reprenant sa route à pied et nous en voiture pour rejoindre la plus proche librairie où il n'y avait ni de livre sur l'agriculture ni le livre de Youssef Seddik. Il s'appelle Youssef Seddik, il vit en France. En Tunisie, il a toujours une part de lui-même, une part de sa famille, une part de ses raisons de vivre. Il a publié des livres en Tunisie en 1994-1995. Celui qui vient de paraître est le produit d'un éditeur français Les Editions de l'Aube et d'un éditeur algérien, les éditions Barzakh. Il est donc allé à Alger le présenter. Il a pu le faire là où les islamistes égorgent mais où en même temps l'envie de penser est soutenue par une presse très courageuse. Il n'a pu le faire à Tunis, alors que les islamistes y sont en principe très peu puissants et malgré le rêve du Grenadier. Je ne sais si l'on fait un alcool avec les grenades mais, si ce n'est pas le cas, il avait dû boire de l'alcool de figue pour arriver à imaginer ce qui n'avait pas à être et qu’il aurait voulu que soit.

Il s'appelle Youssef Seddik, il vit une autre vie en France. En Tunisie, comme partout, il appartient au Moyen-âge, à un âge d'avant les grandes lumières des philosophes français du même nom. Les Croisades se préparaient, avaient eu lieu ou venaient de passer. C'était la grande affaire de l'Occident face à l'Orient. Une grande affaire qu'on nous ressert aujourd'hui, quand nous savons tous qu'à présent l'Orient est une partie de l'Occident. Quand Bush annonce une nouvelle croisade, c'est d'une croisade à lui-même qu'il parle. Pas seulement parce que son système alimenta Ben Laden ou Saddam mais parce que le monde vit à l'heure de l'Empire global.

Il s'appelle Youssef Seddik, il vit une autre vie philosophique en France. En Tunisie, il y fut journaliste mais le journalisme n'a plus court là-bas. Alors il nous fait revivre le temps des religions comme personne. Parce qu'il a su rester de là-bas en écoutant les questions d'ici.

Il s'appelle Youssef Seddik et je scrute son visage : derrière des lunettes ses yeux cherchent l'ombre, sur sa tête ses cheveux clairsemées disent qu'il va avoir 60 ans, les traits de son visage sont peu maghrébins et ses mains parlent pour convaincre. Au son poignée une montre et sur ses épaules une chemise blanche avec autour du coup une belle cravate. Il entre dans la famille des hommes qui contrôlent leur apparence par esprit de responsabilité.

Epilogue

La Goulette est une station balnéaire passée. Son Casino n'est plus que le souvenir de sa splendeur. Un phénomène identique caractérise une petite ville située sur l'autre rive de la baie : Korbous. Nous étions sans doute au cœur des années 50 et 60 quand une bourgeoisie coloniale puis une autre, nouvellement tunisienne, s'offrirent les premiers plaisirs de la mer. Nous étions avant le tourisme de masse assoiffé d'espaces particuliers pour étendre ses immenses hôtels. La Goulette avait été station balnéaire tout en restant populaire avec son port et ses pêcheurs. Devenue ville des restaurants, elle conserve seulement deux hôtels luxes. Un lieu pour se pencher sur les controverses du Moyen-âge et je pense à celle où Ibn Kaldun s'invita : pour approcher Dieu, la lecture du Livre suffit-elle ou faut-il l'inévitable aide d'un maître ? Notre bel Occident a retenu seulement celle de Valladolid.

Plus loin, sur la corniche, les hôtels se suivent et se ressemblent dans leur statut de monde étranger écarté du monde réel. A la Goulette, le cordonnier répare les sacs et le souk ferme tard le soir, la pâtisserie propose ses délices et le poste de police surveille les allers et venues, le nouveau petit supermarché surprend et l'ancienne maternelle continue, le marchand de vin ferme le vendredi et le TGM circule tous les jours. A la Goulette aucune idée de conte doré ne peut venir frapper les imaginations. Pas de princesse en vue. La vie seulement. Un soir, une superbe land rover se gara dans la rue, visiblement elle venait de loin, du pays des sables et les quatre hommes qui en descendirent, des Allemands à les entendre, portaient les marques d'un autre rêve. Ils partirent directement vers un restaurant qu'ils connaissaient pour y écrire un conte : A la saison des dattes, un rêve fait à Tozeur. Ils ne savaient pas que Youssef Seddik était né dans cette oasis où il se décida à grandir, du temps du pouvoir de Bourguiba, en pensant que réciter ne valait pas les plaisirs de la pensée que procure la lecture.

Jean-Paul Damaggio 20-11-2002

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