le 23 Septembre 1999 L'Humanité
Polar au Vatican : César Borgia, suspect numéro un.
Ou César ou rien raconte l'extraordinaire aventure des Borgia, à l'aube du Nouveau Monde.
Des personnages hauts en couleur, des complots sanguinaires, des amours qui finissent mal : Manuel Vazquez Montalban nous ouvre les appartements du pape et de ses turbulents rejetons.
Pepe Carvalho, le héros de Manuel Vazquez Montalban aurait aimé s'installer dans les pénates de la famille Borgia, les appartements papaux du Vatican, les palais romains, les châteaux espagnols. Y démêler les intrigues, les crimes, les orgies qui ont traîné l'infâme réputation des Borgia jusqu'à nos jours. Montalban a reconstitué cette extraordinaire saga, où il apparaît que les Borgia, s'ils n'étaient pas des saints, ne méritaient pas tant d'opprobre historique. Dans la famille Borgia, il y a le grand-père, Alphonse, parti de rien et devenu pape de 1455 à 1458 sous le nom de Calixte III ; le père Rodrigo, pape Alexandre VI de 1492 à 1503, à l'époque où les Espagnols découvrent le Nouveau Monde, où les rois catholiques Ferdinand et Isabelle chassent les Juifs et les Maures d'Andalousie. Dans la famille, il y a les trois fils bâtards de Rodrigo, Pere Lluis, Jofré, Joan et les deux enfants prodiges, César et Lucrèce. Les Borgia, d'origine catalane, auront pour ambition d'unifier l'Italie de la Renaissance, une Italie divisée, proie trop facile pour les grands prédateurs de l'époque, l'Espagne et la France.
Ou César ou rien n'est pas une thèse d'histoire, c'est d'abord un roman, une intrigue digne des grandes épopées du Nouveau Monde, où les personnages sacrifient leurs ambitions personnelles à celles de la famille, donc à l'ambition d'État. César Borgia est au centre du système. Le fils du pape est le bras armé, le comploteur, le génie du clan qui s'entoure des meilleurs conseillers, des plus grands artistes de l'époque. Montalban raconte l'aventure des Borgia sous l'autorité du seigneur Nicolas Machiavel, leur contemporain. Un Machiavel digne, lui, de sa réputation, dont l'influence sur César est plusieurs fois déterminante. Le Florentin a la vue large : " Paysans et marchands, voilà les secteurs sociaux ascendants parce qu'ils ont un sens réaliste de ce qu'ils font. La défaite du féodalisme est inévitable et il faut faire en sorte de ne pas devenir un seigneur féodal comme les autres [...] . Il faut se ménager une situation privilégiée pour pouvoir rivaliser avec les rois modernes, Louis XII ou Ferdinand le Catholique. ".
Pour les Borgia, la fin justifie souvent les moyens. César élimine les bouches inutiles, les maris encombrants de sa sour Lucrèce qui, souvent se révoltera mais jamais ne se mettra en travers des ambitions du père, le pape Rodrigo et du frère chéri. Lucrèce, l'abominable, la " pécheresse qui ouvrait son ventre à Satan " que l'histoire accuse d'inceste - " elle serait à la fois la fille, la femme et la bru de son père, si l'on en croit ce qu'on lit sur les libelles de la statue de Pasquin " - mourra après une fausse couche, parce qu'il fallait bien assurer la descendance borgienne. Oui, les Borgia abusèrent de la violence, du crime pour assumer leur destinée. Nicolas Machiavel, l'observateur du Vatican n'en est pas autrement surpris : " J'observe chacun de vos pas, César et je n'y vois que des actions logiques, si nous tenons compte de ce à quoi elles prétendent : la finalité d'une entreprise. La violence est nécessaire pour construire la société et nous sommes dans un temps de violence. La violence doit être l'apanage du pouvoir, sinon elle n'est que désordre ". Dans la Rome de la Renaissance, où les papes jouissent et engrossent, les partisans d'un retour à la pauvreté et à l'abstinence font figure de rétrogrades. Savonarole est en dehors de l'Histoire car pour Machiavel, " La corruption est plus tolérable que le fanatisme ".
On croit connaître la fin de ce polar au Vatican. Les Borgia vaincront avant d'être vaincus. Mais ils laisseront le pouvoir romain à des politiques encore plus aguerris, plus modernes, à la violence moins ostentatoire, plus policée, tout aussi efficace. Montalb n ne réhabilite pas la famille honnie, il met en scène des destins exceptionnels qui méritaient au moins une part de lucidité sinon de vérité historique. Leur saga est contée sous la forme d'un scénario cinématographique, avec ses gros plans, ses travellings, ses flash-back. On a parfois du mal à établir les filiations dans la multitude des personnages qui se croisent, s'aiment et s'entre-tuent mais Rome en 1492 est une telle fourmilière !. Jacques Moran.
Ou César ou rien de Manuel Vazquez Montalban. Éditions du Seuil, 384 pages, 140 francs.