4 avril 1909 L’Humanité
Responsabilités
Il y a au Sénat une majorité radicale. Les journaux radicaux l’ont assez triomphalement proclamé après les élections sénatoriales de janvier ; et nous, nous nous sommes réjouis de cette victoire du radicalisme ; car nous disions : maintenant la situation est nette. Maintenant commence pour le parti radical maître des deux Chambres l’ère des responsabilités précises.
Comment donc se fait-il que le Sénat ait élu avant-hier une Commission foncièrement et presque unanimement hostile au projet d’impôt sur le revenu voté par la Chambre ? Est-ce que les radicaux du Sénat se sont désintéressés du problème ? Ce serait une bien coupable et scandaleuse incurie. Ou bien le parti radical a-t-il un programme pour le Palais-Bourbon et un autre pour le Luxembourg.
Il ne servirait à rien de dire que le Sénat ne s'est pas prononcé contre « le principe » de l'impôt sur le revenu ; mais seulement contre le projet Caillaux. On sait ce que signifie cette chanson. De même que la Commission de la Chambre n'a pu aboutir qu'en se tenant le plus près possible du projet gouvernemental, de même le Sénat ne pouvait réaliser la réforme qu’en se tenant le plus près possible de ce qui est l’œuvre commune du gouvernement et de la Chambre. Or cette œuvre, la Commission du Sénat va la bouleverser ; il n'en restera demain que des ruines ; et ce sont des projets dérisoires qui surgiront, si même quelque chose surgit.
Encore une fois, que va faire le parti radical, s'il y a encore un parti radical, il est autre chose qu'un amalgame confus et impuissant de tendances contradictoires ? Dans ses Congrès nationaux il a, à plusieurs reprises, affirmé la nécessité de faire aboutir le projet Caillaux. C'est avec ce projet-là que le parti radical s’est solidarisé. Va-t-il l’abandonner maintenant aux avorteurs et dépeceurs sénatoriaux ?
Le Comité du parti radical et radical exécutif a donné depuis quelques mois signe de vie. Lui suffira-t-il d'avoir investi M. Pétin, ou bien va-t-il rappeler à l’ordre et au devoir la majorité radicale du Luxembourg ?
S'il ne croit pas avoir assez d'autorité, il faut qu'il convoque d'urgence un Congrès national du parti et que ce Congrès donne mandat aux radicaux du Luxembourg de sauver l'impôt sur le revenu.
Déjà la responsabilité du radicalisme est gravement engagée, par le choix de la Commission sénatoriale. S'il ne tentait pas un grand effort immédiat pour sauver la réforme, il sera justement accusé par le suffrage universel d'avoir noyé ou laissé noyer l’impôt sur le revenu par une Assemblée où il est le maître.
Si la seule réforme un peu vaste et significative votée par la Chambre échoue, que restera-t-il d'une législature où le radicalisme fut à son apogée.? Le parti radical est à une des heures les plus critiques de son histoire.
Jean Jaurès