Née dans l’orbite du PSU, la revue Mémoires sera éphémère puisqu’elle publiera seulement quatre numéros en 1981. Dans son numéro 1, après une brève mais très utile présentation de la vie de Renaud Jean par Jean-Pierre Jusforgues, la revue publie le document que nous reprenons ici. Dans cette présentation, pour la première fois, nous apprenons qu’au Conseil général en 1956 Renaud Jean intervient sur les événements de Hongrie : « Il conservera son esprit critique et en 1956 prendra publiquement position pour rendre hommage aux travailleurs hongrois ». Max Lagarrigue apportera des éléments plus précis sur ce point.
La lecture du texte est fastidieuse mais il faut passer par cet effort pour comprendre comment au sein du PCF, en 1934, le débat était vif sur deux points toujours d’actualité (quelle unité et quelle démocratie interne ?) et comment Renaud Jean avait su, bien avant d’autres, anticiper sur la stratégie de Front populaire. La rédaction de la revue précise:
« Lors de la conférence d'Ivry, Maurice Thorez définit les tâches des communistes par l’unité de la classe ouvrière, et lance le mot d'ordre : « A tout prix, nous voulons l’unité d'action. » Jacques Doriot, membre du bureau politique, député maire de Saint Denis, est exclu des rangs du PCF pour « activité fractionnelle et opportuniste». L'intervention de Renaud Jean traite de ces deux questions, pour des raisons d'édition, nous avons décidé de ne présenter que la partie de l’exposé qui traite du Front Unique, de l’unité avec les socialistes. D'ailleurs nous pensons publier dans un prochain numéro la partie de l’intervention concernant l’affaire Doriot. Ce texte nous est apparu fort important, d'abord parce qu'il apporte un certain nombre d'informations sur l’attitude de la direction du PCF de février à juin 1934, et ensuite parce qu'il laisse apparaître l’importance du débat politique dans le PCF à cette époque. »
Ce document est repris en entier dans le livre de Max Lagarrigue et nous donnons les coupures entre crochets. On s’aperçoit qu’elles ne sont pas très longs en conséquence pourquoi la revue a jugé bon d’enlever le texte sur Doriot dont elle annonce une publication ultérieure qui ne viendra jamais ? Dans les deux cas, la source n’est pas mentionnée. Le document vient du « fonds Renaud Jean » déposé aux archives départementales, fonds auxquels en 1981 il était en principe impossible d’accéder. Max Lagarrigue indique cependant qu’avec l’autorisation d’Hubert Ruffe, Stéphane Beaumont a utilisé ce fonds avant la date de 1991, Stéphane Beaumont dont le travail sur Renaud Jean restera confidentiel, lui qui est devenu un des appuis constants de Dominique Baudis à Toulouse. Dans un texte futur je vais revenir sur la question Doriot, Renaud Jean. J-P Damaggio
INTERVENTION DE RENAUD JEAN LORS DE LA CONFERENCE NATIONALE DU PARTI COMMUNISTE, REUNIE A IVRY LES 23-24-25-26 JUIN 1934.
[Je vous demanderai tout d'abord de me dégager de l’hypothèque qu'André Marty a prise, par avance, sur mon discours. Je ne parlerai pas des problèmes paysans. Le camarade Mioch a été mandaté par la Section agraire pour en parler durant la séance de demain.
Pour mon compte, je m'occuperai de problèmes d'ordre plus général. Mais avant d'aborder le fond des observations que je voudrais présenter à la conférence, vous me permettrez de faire deux déclarations préliminaires.
La première a trait à l’attitude de Doriot. Je condamne sans réserve l’attitude de Doriot. je la condamne d'autant plus nettement que, sans nous être concertés, nous avons eu lui et moi, les mêmes réactions lors des événements de février et que, au Comité central de mars, nous avons défendu, au moins dans les grandes lignes, la même politique.
Il s'agissait d'une part du front unique, d'autre part, du rôle de la direction de notre Parti.
En ce qui concerne le front unique, durant les dernières semaines, des faits nouveaux se sont produits dont je parlerai - proposition de notre BP à la CAP du Parti socialiste pour l’organisation de la défense de Thaelmann, proposition des municipalités communistes à l’Union des municipalités socialistes, proposition de la CGTU et la CGT pour la résistance commune aux décrets-lois, qui me donnent entièrement satisfaction dans leur fond comme dans leur forme. Et si, je considère que c'est de sa part une faute, si le Bureau politique continue à ne pas appeler l’examen critique de l’ensemble du Parti sur ses actes, rien ne pourra empêcher dans cette conférence un militant ou des militants de dire franchement ce qu'ils pensent sur ce sujet également capital.
Cependant, après être resté sourd à l’invitation de l’Internationale communiste, Doriot a continué son action, en marge du Parti ou plutôt contre le Parti.
Vous le savez tous camarades, l’action de Doriot durant les derniers mois n'a rien apporté à ce rassemblement des forces ouvrières et paysannes, dont cependant Doriot se déclarait le champion.
Plus, encore, l’action de Doriot a joué en réalité contre ce rassemblement pour la raison qu'elle a été dirigée dans ses effets contre le Parti communiste, seul capable de vouloir sans réserve l’unité d'action jusqu'à ses plus complètes conséquences (Applaudissements).
En Avril encore, aux camarades qui l’interrogeaient et qui tentaient de lui donner quelques conseils, Doriot expliquait son indiscipline par sa volonté d'obtenir une discussion avec la direction de notre Parti, une discussion avec la direction de l’Internationale, discussion qui dans son esprit devait aboutir à la renonciation complète du sectarisme sur la question du front unique.
Mais aujourd'hui ce problème me paraît entièrement résolu. Si Doriot était là, je le mettrais au défi de trouver à redire, s'il a maintenu sa position, aux articles publiés dans L'Humanité et signés Bela Kung, Maurice Thorez, ou Gitton ou Vaillant ou Semard, aux propositions faites par notre Parti communiste à la CAP du Parti socialiste.
Que veut en réalité Doriot ? Il y a quelques semaines on pouvait admettre qu'il mettait son indiscipline, qu'il assurait momentanée, au service d'une politique qu'il croyait juste et qu'il voulait voir mener dans le Parti.
Aujourd'hui la situation est différente. Il est certain que Doriot s'est servi de ses désaccords avec le BP pour une politique et pour des buts personnels.
Pour ces motifs, je le dis en toute tranquillité de conscience, je suis prêt à voter contre Doriot, toute sanction qui sera proposée à la Conférence Nationale.
Ma deuxième observation préliminaire sera plus brève, cependant elle me paraît également nécessaire. Dans mon exposé, je vais formuler des critiques sur le Bureau Politique, sur ses méthodes, sur ses erreurs, sur son absence ou au moins sur son insuffisance d'initiative etc.]
Dans mon exposé, je vais formuler des critiques sur le Bureau Politique, sur ses méthodes, sur ses erreurs, sur son absence ou au moins sur son insuffisance d'initiative.
J'affirme que ces critiques ne s'inspirent d'aucun sentiment d'ordre personnel. Je le dis parce que je suis persuadé, que dans le cas de Doriot, je parle à l’origine du cas de Doriot, des motifs de ce genre ont joué.
Ensuite, j'affirme que mes critiques ne sont pas davantage le reflet de désaccords fondamentaux. Plus que jamais je crois que sans notre mouvement communiste, sans I'Internationale communiste, sans notre Parti Communiste dans la situation présente, les ouvriers et les Paysans resteraient sans direction et sans guide.
Mes critiques, je les formulerai seulement clans le désir de servir l’Internationale et le Parti Communiste et, par eux, les ouvriers et les paysans.
Camarades, le 27 mai, dans une conférence qui groupait à Marmande les délégués du rayon communiste du Lot et Garonne en présence d'un délégué du Bureau Politique, j'ai résumé comme suit mes désaccords avec le Bureau Politique
1 - Désaccords à propos du front unique ou d'une façon plus large à propos de l’action à mener pour battre le fascisme et lutter contre la guerre.
2 - Désaccords à propos des droits et des devoirs respectifs de la base et de la direction de notre Parti, de la Direction de l’Internationale Communiste, autrement dit, à propos du régime intérieur de notre Parti.
J'examinerai d'abord le premier de ces points, le front unique.
L'hostilité des dirigeants du Parti Socialiste à l’égard du front unique n’est pas douteuse. Personne n'a oublié la réponse que Paul Faute (1) empruntait à Cambronne à notre intention il y a quelques années.
On n'a pas davantage oublié les exclusions prononcées par le Parti Socialiste contre ceux de ses membres qui avaient commis le crime d'adhérer au mouvement Amsterdam Pleyel (2). Enfin, chacun se rappelle aussi que les dirigeants du P.S. se sont toujours efforcés, par l’illusion d'une impossible unité politique, d'empêcher la réalisation de l’unité d'action immédiatement possible, nécessaire et indispensable. Si depuis quelques mois, le langage des dirigeants du Parti Socialiste a changé, c'est en grande partie à cause de la poussée des masses que notre action à d'ailleurs contribué largement à provoquer.
Si les dirigeants du Parti Socialiste du 6 au 12 Février à Paris et aussi bien souvent en Province ont eu l’initiative de propositions d'action commune pour la lutte contre le fascisme, si depuis ils ont continué, si le Congrès de Toulouse (3) a voté la motion que vous connaissez et par laquelle le Parti Socialiste se déclare prêt à s'entendre avec nous pour des actions communes sur des buts détermines dans l’espace et dans les temps, c'est je le répète, à cause de la poussée des masses. Mais si le langage des chefs du parti socialiste changeait, leurs intentions profondes n’ont pas varié. Il est certain qu'ils restent à l’affût de toutes les fautes, de toutes les maladresses que nous pourrions commettre pour les employer contre l’unité d'action véritable.
Quant à nous, communistes, nous sommes les inventeurs du front unique... L'idée du front unique, est une idée communiste. Je n'oublie pas puisque j'ai été, il y a environ 12 ans, un des résistants, qu'elle s'est cependant heurtée à des résistances dans notre Parti. Elle y a trouvé aussi de bien singuliers défenseurs, je pense à la formule célèbre de la « volaille à plumer ». Mais je crois aussi que beaucoup de membres du Parti Communiste pendant des années même quand ils condamnaient TREINT (4), lui reprochaient avant tout d'avoir dit tout haut ce qu'ils pensaient tout bas. Ils pensaient comme Treint que le front unique avait été inventé seulement pour rouler la C.G.T. et le parti socialiste. Un des résultats positifs des événements de Février aura été de porter à cette conception un coup mortel. Aujourd'hui, de plus en plus, on comprend dans notre Parti que le Front unique n’est pas une manœuvre, mais bien la formation de combat groupant tous les travailleurs pour battre le fascisme et lutter contre la guerre. Par conséquent je pense que sur le front nous sommes de plus en plus d'accord.
Mais il y a quelques semaines, subsistaient des désaccords sur les moyens à employer pour réaliser dans le minimum de temps ce front unique nécessaire, indispensable.
Certains pensaient que des propositions faites seulement à la base suffiraient. D'autres pensaient que les propositions à la base devaient s'accompagner de propositions faites également au sommet de la C.C.T. et du Parti Socialiste.
D'ailleurs l’I.C. n’est pas tombée dans l’erreur du front unique seulement à la base. Elle a depuis longtemps, ne serait-ce que par son appel du 5 mars 1933 (5) préconisé des propositions faites également au sommet. Malheureusement dans notre Parti on avait complètement oublié en Février, ces directions, ces précisions de l’I.C.
Le 6 Février (6) vers 19 heures à la Chambre, à l’instant où sur le Pont de la Concorde les coups de pistolets crépitaient, le secrétaire du Parti Communiste Maurice Thorez, refusait d'adresser au Parti Socialiste les propositions de front unique que nous demandions.
Le lendemain, 7 Février, je me rendais à l’Humanité pour y rencontrer quelques membres du Bureau Politique pour leur demander à nouveau de s'adresser au sommet du Parti Socialiste en même temps qu'à la base : je me heurtai à un second refus. On me répondit : « nous avons engagé des négociations avec cinq syndicats réformistes de la région Parisienne, nous n’irons pas plus haut, nous ne parlerons ni aux fédérations, ni aux centrales. Le même jour, le Bureau Politique rejetait la proposition d'action commune faite par la Fédération Socialiste de la Seine.
Voila, Camarades, concrétisé l’un de mes désaccords avec le Bureau Politique de notre Parti. J'ai cru, je crois encore que dès le 6 février il fallait prendre l’initiative des propositions d'actions communes au sommet du Parti Socialiste en même temps qu'à la base.
J'ai cru, je crois encore, que le 7 Février, il fallait accepter les propositions faites par la Fédération Socialiste de la Seine. J'ai cru, je crois encore, que la tactique consistant à offrir le front unique seulement à la base n’irait pas aussi vite que les événements l’exigeaient. J'ai déjà indiqué que depuis quelques semaines ce désaccord est au moins en grande partie résolu. Les propositions d'actions communes faites au Parti Socialiste, en ce qui concerne Thaelmann (7), en ce qui concerne les décrets lois de la C.C.T., en ce qui concerne le verdict de St Omer (8), sont à mon avis, parfaitement justes dans leur fond comme dans leur forme.
L'Humanité a publié, je l’ai déjà dit, des articles très heureux sur ces problèmes. De plus, j'ai l’impression qui me rassure que le Bureau Politique fait tout ce qu'il peut pour en finir avec certaines chicanes, querelles, sur la composition de la direction des organismes d'unité, ou d'unité d'action, et qu'il fait essentiellement confiance à l’action elle-même pour régler de façon définitive la question du rôle dirigeant dans les organisations ou organismes d'unité.
En Février, j'avais eu l’impression très nette que le Bureau Politique de notre Parti avait peur de l'Unité d'action et je n’avais pas compris pour quelles raisons. Toutes les fois que nous mettons en contact des Travailleurs Communistes et des Travailleurs Socialistes, je dirai même, pour la campagne, des travailleurs radicaux ou simplement républicains, ce n’est pas la température des communistes qui s'abaissera, c'est la température des autres qui s'élèvera. Aujourd'hui, les derniers actes de notre Direction m'ont rassuré en très grande partie.
Je ne prends même pas au tragique la récente rupture des pourparlers par la C.A.P. (9) du Parti Socialiste. Je n'ai pas lu, faute de temps, les articles des derniers numéros du Cahier qui ont servi de prétexte à cette rupture, je n’en ai lu que des extraits publics par la C.A.P. du Parti Socialiste dans sa réponse. Si ces extraits correspondent au sens général des articles, les articles eux-mêmes me paraissent appeler des réserves.
D'autre part, il me parait regrettable que dans l’Huma par des articles dénués de tout caractère de polémique, le Bureau Politique n’ait pas procédé à une réfutation méthodique et sérieuse de l’argument de prétendues injures et calomnies utilisé par la direction du parti Socialiste. Cette série d'articles s'impose de plus en plus. Il est facile de faire comprendre aux ouvriers et paysans socialistes que les divergences doctrinales n’ont rien à voir avec les injures et les calomnies. Il est non seulement possible mais facile de montrer aux ouvriers socialistes que pour conclure l’alliance avec le Parti Radical leurs chefs n’ont jamais demandé à HERRIOT de renoncer aux appréciations un peu vives qu'à l’occasion il a formulées contre eux. Je crois que nos propositions au Parti Socialiste n’ont pas été soutenues comme il convenait dans l’Humanité par le Bureau Politique de notre Parti. Je crois que la conception du front unique selon TREINT laisse encore des traces parmi nous. Mais tout cela n’empêche pas que l’un de mes désaccords avec le Bureau Politique a en grande partie disparu d'autant plus que je suppose et constate que malgré la rupture que nous a signifiée la C.A.P. nous allons poursuivre nos efforts à la base et au sommet du Parti Socialiste.
En revanche, mon second désaccord persiste. Je dirai même qu'il s'est aggravé par les conditions dans lesquelles le désaccord sur le Front unique a été résolu.
Ici, je voudrais, si je le puis, être très clair. Si la lutte pour le salut de Thaelmann, si la lutte en commun contre l’odieux verdict de Saint-Omer constituent deux de ces faits concrets à l’occasion desquels nous avons le devoir de proposer le front unique à la base et au sommet, il me paraît évident que les événements du 6 au 12 Février entraient dans la même catégorie.
La conception du front unique qui veut qu'on s'adresse en haut en même temps qu'en bas, à l’occasion de la défense de THAELMANN ou du procès de Saint-Omer voulait aussi que nous nous adressions en haut et en bas au Parti Socialiste les 6 et 12 Février. Autrement dit, je crois que du 6 au 12 Février le Bureau Politique, comme je le demandais, aurait dû proposer le front unique au sommet du Parti Socialiste en même temps qu'à la base.
Nous sommes donc en présence d'une modification profonde de la ligne suivie par le Bureau Politique du 6 au 12 Février. Or, pour cette modification dont l’évidence crève les yeux, le Parti n'a même pas été consulté et de pareilles méthodes de direction constituent un danger extrême
[Permettez-moi ; pour mieux préciser, de formuler une hypothèse. Dès le mois de Mars, les cellules ont commencé par des ordres du jour nombreux à condamner l’opportuniste Doriot et la conception du front unique personnifiée par Doriot. Le Secrétariat de l’I.C. intervint, je crois, le 23 avril, par son invitation d’aller à Moscou adressée à Thorez et à Doriot. C’est ici que commence mon hypothèse. Je suppose que Doriot, comme c’était son devoir élémentaire, ait accepté l’invitation de l’Internationale, je suppose qu’il se soit rendu à Moscou. Il est pour moi évident que quelques semaines plus tard, Doriot et Maurice Thorez ensemble, comme Thorez tout seul, auraient rapporté la décision de la proposition d’action commune au sommet du Parti socialiste en même temps qu’à la base pour la défense de Thaelmann. Le Parti s’était engagé dans la condamnation d’une conception du front unique personnifiée par Doriot et au retour de Doriot et de Thorez, même si Doriot avait été blâmé ou si son attitude avait fait l’objet de certains regrets, même s’il n’y avait pas eu de modification dans la composition du Secrétariat de notre Parti, le fait même qu’au retour nous aurions adressé des propositions au sommet du Parti socialiste aurait donné à Doriot l’apparence d’une victoire. Et cela, sans que les cellules, sans que le rayons, sans que notre Parti aient en aucune façon été consultés.
(Interruption) – Doriot avait déjà commencé son travail fractionnel.
Renaud Jean – Cela n’a aucun rapport avec mon raisonnement. Je poursuis un raisonnement qui tient, je ne me laisserais pas couper par des interruptions. Je dis, c’est évident, que le fait que Doriot serait allé à Moscou n’aurait pas changé la conception du front unique de l’Internationale Communiste.
Interruption de Thorez – Ni du parti.
Renaud Jean : Je dis que si Thorez au lieu d’aller seul à Moscou, avait été accompagné par Doriot, au retour, comme nous l’avons fait nous aurions proposé le front unique au sommet en même temps qu’à la base. J’ajoute et chacun le sait, que Doriot personnifiait les propositions de front unique au sommet. Et je conclus :]
Si Doriot était allé à Moscou, et si quelques jours plus tard nous avions proposé l’action commune au sommet et à la base du Parti Socialiste, pour la masse du Parti, Doriot serait apparu comme vainqueur.
Il y a là un fait extrêmement troublant d'autant plus qu'il se serait produit, en dehors de notre Parti.
Et c'est là une méthode de direction extrêmement dangereuse.
Les faits récents ont fait la preuve que l’Internationale a le droit de demander a la direction du Parti Communiste une modification de sa ligne et de l’obtenir. Mais ces faits démontrent seulement que la base du Parti, quelques rayons, n’ont pas ce droit. Les faits démontrent que notre parti est dirigé sans aucune consultation de la base et non pas seulement pour ses problèmes secondaires, mais aussi pour des problèmes capitaux.
Et ici j'examinerai les conséquences du changement de direction tel qu'il s'est produit.
Il y a aujourd'hui, dans notre parti, tout d'abord des hommes qui comprennent, qui savent qu'un changement s'est produit dans la ligne politique suivie. Ces hommes se divisent en deux grands groupes : II y a ceux qui acceptent ce changement sans arrière pensée, qui sont prêts autant qu'ils pourront, à aider le Bureau Politique a éviter l’écueil du sectarisme et celui de l’opportunisme également étranger au léninisme.
Et puis, ne vous le dissimulez pas, il y a également des hommes qui, parce que rien n'a été fait pour les persuader, pour les convaincre, croient encore que la position d'hier était la position juste, qui n’acceptent qu'à contre-cœur le changement de direction. D'autres membres de notre Parti, les plus nombreux peut-être, n'y ont rien compris. J'ai lu encore ces jours-ci dans l’Humanité des lettres de cellules condamnant les propositions de front unique au sommet. Ceux-là, depuis longtemps, ont pris l’habitude de suivre. Or, Camarades, cette position de suiveurs est particulièrement dangereuse à notre Parti, à l’instant même où le front unique, sortant du domaine de la phrase, passe dans le domaine de la réalité.
Ce ne sont pas les membres du B.P., ni ceux du C.C., ni même dans bien des cas les Secrétaires régionaux qui, demain, vont avoir la responsabilité de placer et de maintenir sur le plan de classe les organisations au organismes d'unité qui partout se constituent. Cette responsabilité, cette tâche, va presque en entier sur nos cellules, sur la base de notre parti. Il nous faut, par conséquent, aujourd'hui, plus que jamais, une base capable de réfléchir, de discuter, de décider.
Le front unique, ou plutôt le problème du front unique, s'est posé d'une façon concrète et générale en Février dans la rue.
Je suis heureux de la solution que la lettre de notre Parti au Parti Socialiste à propos de Thaelmann lui a donnée. Mais j'aurais voulu que tout notre Parti participât à l’élaboration de cette solution. Le temps ne nous manquait pas. La lettre concernant Thaelmann est de fin Mai. Février, Mars, Avril, Mai, par conséquent plus de trois mois s'étaient alors écoulés depuis le coup de force fasciste de Février. C'était largement suffisant pour qu'une discussion complète sur la question du front unique se déroulât devant notre parti à tous les échelons. Et la décision intervenant après une discussion aussi complète aurait amélioré l’éducation politique de notre parti, tandis qu'une décision survenant par en haut ne lui a rien appris. Elle n'a pas rendu notre base plus capable de faire face aux tâches qui vont lui incomber.
Par conséquent, mon désaccord sur le régime intérieur du parti persiste en entier. Je voudrais un parti qui puisse - oh, je ne dirai pas tout le temps, je ne veux pas un parti d'académiciens ou de bavards - mais je voudrais un parti qui puisse, toutes les fois que les circonstances le permettront et l’exigeront, -discuter et décider en accord, bien entendu, avec l’I.C.
Je revendique également les mêmes droits pour le parti en ce qui concerne les actes de son Bureau Politique. En Octobre 1932, j'étais à Moscou. Au cours d'une conversation avec un des membres du Secrétariat de ITC. je lui déclarais en substance : l’un des principaux motifs de mon inquiétude réside dans l’absence d'initiative à tous les échelons, et en particulier à la direction du Parti, chaque fois qu'un problème nouveau se pose, sous un nouvel aspect, et que la direction de notre parti n'a pas, pour s'éclairer, un texte, elle ne songe qu'à gagner du temps pour attendre votre opinion. Et comme à l’Internationale, vous n’allez pas toujours très vite, des mois s'écoulent parfois avant qu'une décision ne soit prise. Or, vous savez mieux que moi qu'à certains moments la lutte de classe exige que des décisions soient prises en 24 heures et même dans une heure. Il faut à tout prix obtenir de la direction du Parti Communiste Français qu'elle sache décider, innover, quitte par la suite à s'en expliquer devant le Parti et devant l’IC.
J'ai dit cela, Camarades, en Octobre 1932, à un dirigeant de l’I.C. Aujourd'hui je constate que le mal n’est pas guéri. L'absence d'initiative à la direction du Parti Communiste Français, des lenteurs inexplicables au Secrétariat de l’I.C. persistent.
J’en donnerai deux exemples, les deux exemples que j'ai détaillé devant la Conférence du Lot et Garonne et que je me bornerai à résumer ici.
J'emprunterai l’un deux à la question du blé, qui, vous le savez tous, a donné depuis une année l’occasion d'une formidable opération de brigandage au détriment des paysans et des ouvriers. C'est à partir du mois d'août 1933 que le viol dont les paysans furent les victimes commença. Les Paysans du Marmandais, en accord avec le Rayon Communiste, organisèrent leur résistance dans l’intention d'obtenir la totalité du prix minimum fixé par la loi, et cela grâce à deux revendications complémentaires, d'une part des crédits, d'autre part le moratoire des dettes réalisé par le mot d'ordre : « Payez vos créances avec du blé, ou bien ne les payez pas ».
La direction du Parti Communiste nous désavoua. Et au lieu d'accomplir ce que je considère comme son devoir en la circonstance, c'est-à-dire de faire preuve d'initiative, de convoquer à Paris 25 ou 30 militants informés de ces questions ou bien d'aller enquêter dans les régions où les Paysans avaient du blé et étaient volés sur le prix, après une discussion sans résultats, le Bureau Politique transmit le tout à l’I.C. Et, c'est seulement en Janvier, 6 mois plus tard, que la réponse de L’I.C. nous parvient, de façon officieuse et seulement en Avril par conséquent 9 mois après le déclenchement du mouvement, que nous avons obtenus sa réponse officielle. Voici les conséquences de pareilles méthodes, de pareilles lenteurs : nous avons laissé voler des centaines de milliers de paysans sans aller pratiquement à leur secours.
Nous n'avons même pas essayé de déclencher une action de masse qui, dans bien des cas, apparaissait comme possible.
Nous n'avons commencé la préparation du Congrès Paysan qu'à la fin de l’hiver, à l’époque où cette préparation aurait dû être terminée. Ce retard nous a fait perdre un quart ou un tiers peut-être des délégations sur lesquelles nous étions en droit de compter.
Le deuxième exemple, je le prendrai dans les événements du 6 au 12 Février. Je me bornerai, par énumération, à résumer mes griefs à l’adresse du Bureau Politique dans cette période.
Le Mardi 6, à l'Humanité se donne aucun mot d'ordre précis, l’après midi à la Chambre se produit avec Maurice Thorez la discussion que j'ai déjà rapportée. Le soir, sur les Champs Elysées, les ouvriers de Paris sont laissés sans direction, sans mot d'ordre, mélangés aux fascistes.
Le Secrétaire de l’une des régions de Paris du P.C. nous déclarait le 6 à 10 heures au Rond Point des Champs Elysées, qu'il n'avait reçu aucune instruction.
Le Mercredi 7, le B.P. refuse l’action commune proposée par la Fédération Socialiste de la Seine pour la manifestation de la Bastille le 8. Le même jour les membres du B.P. comme vous le savez, refusent de proposer l’action commune au sommet. Le soir, sur les Boulevards les manifestants sont encore laissés sans direction.
Le Vendredi 9, le parti communiste groupe la manifestation qui déclencha la contre offensive ouvrière contre le fascisme. Place de la République, dans le triangle s'étendant à peu près de la République, à la Gare de l’Est et au Père Lachaise, de 8 h à minuit.
Les ouvriers se battent contre les garde-mobiles, et les policiers. Ici, encore la direction de notre P.C. ne paraît pas avoir donné des mots d'ordre concrets. C'est seulement le Dimanche 11, et le soir, que par une Edition spéciale de l’Humanité, les ouvriers sont appelés par la direction de notre Parti à se joindre à la manifestation de la Nation le 12. Mais cette manifestation se déroulait dans une confusion totale, sans plan d'ensemble, sans service d'ordre, et c’est grâce à la magnifique discipline des ouvriers parisiens que fut évitée une sanglante et inutile boucherie. Durant les journées de Février, l’action générale de notre parti a donné leur contenu aux diverses manifestations. Mais en bien des endroits tout s'est passé comme si la direction de notre Parti n'avait pas existé. Et j'ajoute que je ne peux pas accepter certaines explications données pour justifier cette insuffisance ou cette absence. Je veux parler de la nécessité de mettre les membres du B. P. à l’abri d'une menace d'arrestation.
Je n'accepte pas cette explication parce que :
1) Le 8 au soir, le B.P. a convoqué à la Grange aux Belles l’actif du Parti Communiste, ce qui aurait permis à la police, si elle l’avait voulu, d'arrêter nos militants par dizaines. Je ne l’accepte pas aussi parce que les mesures nécessaires en pareilles circonstances ne doivent pas aller jusqu'à la suppression complète de la liaison entre B.P. et les régions. Au contraire, c'est pour continuer à jouer son rôle de direction que le B. P. doit se mettre à l’abri. Je n'insisterai pas, je dirai simplement que je crois que le B.P. a été surpris dans les événements de Février. Il n'a pas dû prendre de décisions en fonction de ces événements.
Aussi, sur bien des points, il nous a placés à la remorque des événements et du Parti Socialiste. Et ce qui m'inquiète au plus haut point, c'est qu'en même temps qu'on enlevait à la base de notre Parti toute possibilité de discuter le problème du front unique, au lendemain des jours de Février, le B.P. se refusait à toute discussion précise, sur ses actes pour la même période...
[Je conclurai camarades en quelques mots et ma conclusion s’adressera à la fois à notre direction du Parti et à noter Internationale. Je vote contre Doriot telle sanction qui sera proposée à la conférence, je la vote sans trouble de conscience, convaincu que Doriot n’est plus un militant ouvrier. Je suis entièrement et sans aucune réserve pour la politique de front unique définie par lettre adressée au Parti socialiste pour la défense de Thaelmann.
J’approuve le Bureau Politique dans ses conversations avec les dirigeants du Parti socialiste. Je demande pour notre Parti, pour nos cellules et rayons, dans la mesure où les circonstances l’exigeront et le permettront, le droit de discuter tous les problèmes essentiels et de décider sur ces problèmes en accord avec l’I.C.
Je demande pour notre Parti les droits d’examen et de critique sur les actes du Bureau Politique, pris en bloc, et de chacun de ses membres pris en particulier pour les journées de Février, ce droit s’exerçant sous la forme que le Parti décidera en accord avec l’I.C. Je demande pour l’avenir le renforcement des droits du Bureau Politique de façon que dans l’action il dispose de l’autorité d’un chef sur le champ de bataille quitte à rendre compte de ses actes ) l’I.C. et au C.C. de notre parti. Je demande à l’I.C. des rechercher et d’éliminer les causes de retards analogues à ceux que j’ai signalés.]
NOTES de la revue Mémoires
(1) Paul Faure : publiciste et politicien Français. Secrétaire Général de la S.F.I.O. (1920-1939)
(2) Amsterdam-Pleyel. Comité National de lutte contre la guerre et le fascisme.
(3) Congrès de Toulouse : du 20 au 23 Mai 1934. Réunion du congrès du Parti Socialiste. Une motion en faveur du Front Unique rassemble le tiers des mandats. 4) TREINT Albert : Responsable communiste de la première génération. - Homme de la bolchévisation du Parti, il devient secrétaire général en 1923. A Moscou, lors de la séance du Comite Exécutif de l’Internationale Communiste, en Mars 1922, il défend la tactique du front unique, conçue pour mettre au « pied du mur » les chefs Réformistes. C'est lui qui pour la première fois emploie la formule de « la volaille à plumer ».
(5) Appel du 5 Mars 1933 : Appel de l’internationale communiste à l’internationale socialiste pour la formation d'un front unique contre le fascisme.
(6) 6 Février 1934 : Emeute provoquée à Paris par les ligues fascistes se lançant à l’assaut de la Chambre des députés.
(7) THAELMANN (Ernst) : Un des fondateur du Parti Communiste Allemand Secrétaire Général en 1924. Arrêté par les Nazis en 1933. Assassiné à Buchevold en Août 1944.
(8) Saint-Omer : Lourdes condamnations de militants socialistes et communistes arrêtés à l’issue d'une manifestation.
(9) C.A.P. : Commission Administrative Permanente.
(10) HERRIOT (Edouard) 1872-1957. Président du Parti Radical en 1919. Président du Conseil 1924-1925, 1926 1932. Arrêté par les nazis et déporté en Allemagne en 1944.