Dans les salles d’attente du médecin, hier encore (au cours des années 60), les discussions allaient bon train pour mieux patienter. Le temps d’attente est resté le même (plus ou moins) mais à présent chacun feuillette une revue ou rêve peut-être à sa maladie, dans un silence général. Je profite de telles occasions pour entamer par avance ma guérison, en lisant toujours de courts textes de Vazquez Montalban. Voilà comment, la semaine passée je me suis retrouvé face à un texte « vieux » de quinze ans auquel je trouve toujours quelques charmes. J’ai décidé de reprendre sa conclusion à « Aperçu de la planète des singes » avec quelques notes pour mieux réfléchir au sens historique dans lequel va notre monde.
Conclusion
Le chœur des intellectuels critiques[1] se fait à nouveau entendre. Sans plus aucune prétention avant-gardiste désormais, on réagit devant l’inévitable, en tant qu'intolérable conséquence de la relation dialectique entre l’ancien et le nouveau. Depuis le prémonitoire Manifeste pour une fin de siècle obscure de Max Gallo[2] (1989) jusqu'au testamentaire Droite et Gauche de Norberto Bobbio[3] (1994), en passant par la volonté régénératrice de Glotz et l’attente d'une réflexion sur la gauche esquissée par Eric Hobsbawm dans Politics for a Rational Left, nous pouvons recenser deux douzaines de courts manifestes ou de pamphlets qui expriment presque tous l’inquiétude devant la lassitude démocratique[4] et la disparition de la gauche dans le processus de transformation actuel[5]. Chose surprenante, si nous nous souvenons des premières années d'émergence du « régime » eurosocialiste et de ses prophètes morts ou mal en point (Willy Brandt, Olof Palme, Felipe Gonzalez, François Mitterrand, Bettino Craxi...), quand toute une campagne avait été orchestrée en faveur de la raison pragmatique, seule méthode de gouvernement possible, et pour assimiler toute opposition critique à une manifestation d'immaturité démocratique ou d'éthique de la résistance totalement obsolète et à une tentative de déstabilisation qui faisait de l’intellectuel critique le pendant du terroriste. C'était le moment où les esprits déçus par le régime étaient présentés, au mieux, comme des alliés objectifs de la droite ou comme un réduit de pyromanes nostalgiques et jusqu'au-boutistes, au pis, comme une poignée d'aigris imprésentables, incapables de se retrouver dans un nouvel ordre des choses où le choix entre le Tout et le Rien était devenu impossible. Cette opération de discrédit de la raison critique a été menée par une jet society intellectuelle composée essentiellement d’anciens jeunes philosophes, d'anciens jeunes sociologues et d'anciens jeunes leaders d'opinion qui connaissaient parfaitement les voies menant à la table du maître, selon l’antique leçon du scribe. Les tenants pragmatiques du pouvoir ont compté non seulement avec ces petits maîtres en élégance pour apprendre à côtoyer la vieille et la nouvelle oligarchie financière, mais aussi avec l’aide des intellectuels organiques, qui leur ont permis de ne pas écrire une ligne et de ne pas concevoir une idée originale, tout en leur fournissant l’idéologie indispensable à leur perpétuation, ainsi qu'une collection complète de dithyrambes. Que ce soit sur le terrain de la politique économique, de la raison d'Etat ou de la philosophie politique dans son ensemble, les spécialistes pragmatiques et leurs sociologues de cour ont parié sur l’inexistence d'une alternative à leurs médiocres résultats et à une raison pragmatique exclusive et sûre d'elle-même. Pour échapper à la pernicieuse poursuite d'une vérité unique, Flores d'Arcais[6] a préconisé en son temps une éthique sans foi : la formule me parait excellente pour qui considère l’espoir comme une nécessité humaine et non pas théologique[7] et reprend à son compte la critique de l’aliénation militante proposée, en toute connaissance de cause, par Adam Schaff. Nous devons faire le serment de n'être jamais plus les complices de Caligula quand celui-ci prétend nommer proconsul son cheval.
Non. Il n'est pas de vérités uniques, ni de luttes finales, mais il est encore possible de choisir parmi des vérités possibles et de protester contre de criantes non-vérités. On peut voir une partie de la vérité et ne pas la reconnaître, mais il est impossible de se retrouver devant le Mal et de l'ignorer. Le Bien n'existe pas, mais je soupçonne et redoute qu'il n'en soit pas de même pour le Mal. Vazquez Montalban
[1] Dans ce texte comme dans le livre, il y a deux camps, les intellectuels critiques (ceux de la raison critique) contre les intellectuels organiques (ceux de la raison pragmatique).
[2] En voilà un comme tant d’autres qui est, depuis, passé d’un camp à l’autre.
[3] C’est à ma connaissance le seul livre de ce penseur italien qui ait été traduit. Un document pour voir comment la crise est passé dessus depuis.
[4] La lassitude démocratique est la pensée clef de Vazquez Montalban, cette lassitude étant savamment organisé. J’ai envie de prendre comme exemple ce sport qui consiste à faire des annonces, puis à les démentir, puis à les renouveler jusqu’au moment où elles entrent en vigueur sans que personne ne s’en aperçoive.
[5] Cette disparition que l’on constate à présent n’est donc pas nouvelle.
[6] Un Italien qui mériterait d’être traduit. Je pense par exemple à son beau livre : Esistenza et libertà
[7] La prise de position laïque de Vazquez Montalban est au cœur de son action.