Après Libération et Le Monde, l’Humanité rend compte de la pièce de Camus les Justes par la plume de son chroniqueur théâtral : Jean-Pierre Léonardini. Celui-ci commence par une présentation rapide des faits historiques (la sortie de la pièce, et l’histoire du groupe d’anarchistes russes) déjà évoqué dans mes deux textes précédents. Que peut dire ensuite le critique ? « Se livrant à la résurrection bénéfique de ce texte, Nordey ne l’extrapole en rien. » Résurrection est sans doute un bien grand mot quand on sait que la pièce a été jouée tous les jours à Avignon en 2008, quant à extrapoler qu’est ce que ça signifie pour une pièce de Camus ? « Il donne le texte à entendre et à voir en toute objectivité, sans prise de parti autre que celle de la tragédie… » donc « Il incombe au spectateur seul de tenter de démêler l’écheveau inextricable du cas de conscience réitéré du début à la fin. » C’est la phrase retenue en illustration de l’article et mise en gros caractères. J’avoue qu’elle me laisse un peu perplexe.
Bien sûr, un metteur en scène peut tirer un texte d’un côté ou d’un autre par les costumes, la musique, le décor etc. Pour l’objectivité, il s’agirait d’observer ce point : « En se gardant de toute allusion directe au terrorisme actuel (bien sûr, on y pense par ricochets ; en somme), il redonne sa chance entière à une œuvre un peu oubliée. » Je suis de ceux qui s’insurgent depuis longtemps d’une fausse objectivité qui voudrait mettre les lanceurs de bombes sous ce même nom : « terroristes ». Il y a ceux qui terrorisent les classes dominantes et ceux qui terrorisent le peuple, et des uns aux autres nous avons un écart immense. Lancer une bombe sur un convoi officiel, ou dans une station de métro, ce sont deux actes opposés qui, c’est vrai, induisent la même réaction des pouvoirs, la répression, mais pas la même réaction du peuple. Et la confusion autour du mot terroriste atteint son comble quand certains prétendent que les pouvoirs sont plus terroristes que n’importe quel terroriste.
Quand la question est de savoir si on peut jeter ou pas, une bombe sur le Grand-Duc, quand il y a un enfant, l’universalité de la pièce tient à la recherche de la mise en cohérence entre les moyens et les fins. Elle n’a pas eu de succès à une époque où les révolutionnaires pensaient que la fin justifiait les moyens (la survie de l’URSS justifiant les ignobles procès de 1936 et plus globalement la survie de l’URSS justifiant la restriction des libertés publiques qui n’était que des libertés publiques…) quand pour Camus… les moyens décident des fins. Que Léonardini se rassure, pour toute pièce le spectateur doit tenter de démêler les fils qu’il vient de voir passer entre ses mains. Les Justes faisant écho à la pièce Incendies (j’ai failli oublier le s du pluriel) de Wajdi Mouawad, je me souviens des discussions avec Jacques Desmarais après l’avoir vue à Avignon. Donc j’ai tendance à penser que Leonardini est resté à côté de la pièce et de sa raison d’être sous la forme Nordey, en 2010. Mais je peux me tromper car je suis en mal de n’avoir pu voir la pièce version Nordey. 30-03-2010 Jean-Paul Damaggio