Dans ma vie, je n’ai tenté de philosopher que de manière intermittente. En commençant par Marx (mais le Marx historien) puis en Terminale et après, à l’école, une prof, membre de la LCR, me poussa vers le marxisme d’Althusser avec son article de La Pensée, Les appareils idéologiques d’Etat. Je n’ai pas été convaincu par une fausse science me paraissant mécaniste et loin des réalités. J’ai mesuré l’efficacité du pragmatisme nord-américain inspiré par Dewey. Puis, j’ai alors croisé Clouscard qui, en fait, était prof de sociologie, et je me suis plongé dans la série de ses œuvres. Au même moment, à l’Ecole centrale du PCF, j’ai eu droit au Marx philosophe. Trois ans après, j’ai découvert l’autre marxiste, l’antithèse d’Althusser, Henri Lefebvre. Seulement dix ans après j’ai commencé à lire Gramsci. Ce voyage dans le marxisme s’est terminé par la lecture du Péruvien, Mariategui.
Dès 1978 j’ai retenu cette phrase de Clouscard : « Le discours traditionnel de la gauche est incapable de reconstituer l’ensemble de la stratégie du néocapitalisme. »
Aujourd’hui j’avais préparé deux pages sur Mélenchon et Jaurès (un philosophe) puisque Mélenchon prit une citation de Jaurès pour conclure son discours du 5 mai 2013, un discours plein de contre-sens. Mais une fausse manœuvre me l’a fait perdre or je n’aime pas recommencer alors j’offre cette conclusion de Clouscard reprise du livre, De la modernité Rousseau ou Sartre, Editions sociales, 1985. Il est dur de lire une conclusion, sans avoir tout le développement qui précède, mais cet éclairage est une porte ouverte sur une réflexion.
Je le résume : l’individu (avec sa subjectivité) s’il est en partie un produit de l’histoire est aussi un acteur de l’histoire. Il ne suffit pas de changer les conditions de l’histoire et donc de la « production » de l’homme nouveau, pour que l’homme soit nouveau, si dans le processus, il n’est pas sujet de l’histoire, mais son objet.
Pour répondre à la manipulation de la société libérale, j’ai écrit un article sur le tueur Merah, contre ceux qui le réduisaient à son « individualité » en oubliant comment l’histoire le produisait. Il ne s’agissait pas d’éliminer la responsabilité propre du personnage comme le fait une sociologie ordinaire. Toute la difficulté tient dans la capacité à tenir les deux bouts de l’histoire pour changer d’histoire et l’histoire. J-P D
Conclusion de Clouscard
« Le stalinisme est doublement responsable du recul du marxisme : 1) en le dogmatisant, en empêchant son actualisation en fonction du devenir des sociétés ; 2) en créant les conditions de la contre-révolution libérale, qui fait de la juste défense d'une subjectivité bêtement bafouée le principe de l'expansion du néocapitalisme.
Pour bien signifier notre refus du stalinisme, nous dirons même qu'il faut consentir au témoignage d'un certain idéalisme subjectif lorsqu'il fait face à l'obscurantisme cynique de toute bureaucratie. Mais là aussi nous écartons tout malentendu : oui à Kafka, non à Soljenitsyne qui a permis d'identifier le droit à la subjectivité et « les droits de l'homme » de l'impérialisme américain : si nous proclamons la nécessité d'une philosophie de la conscience c'est pour immédiatement écarter toute récupération idéologique, surtout quand elle permet d'alimenter la guerre idéologique.
L'homme ne peut pas vivre sans conscience. Une philosophie révolutionnaire, qui prétend atteindre l'universalité des droits de l'homme, et non leur seul usage idéologique, doit être aussi une philosophie de la conscience. Le projet révolutionnaire, en tant que critique radicale des deux consensus [celui du stalinisme et celui du néocapitalisme], consiste à articuler, en un ensemble synthétique, Rousseau et Marx, la philosophie de la Révolution française et la philosophie de la révolution d'Octobre, les droits de l'homme et ceux de la classe ouvrière, démocratie et socialisme : un socialisme aux couleurs de la France.
La philosophie de la conscience est un acquis révolutionnaire, de même que la révolution d'Octobre est « incontournable ». Mais il faut constater que ces deux conquêtes révolutionnaires ont été pareillement récupérées, l'une par l'idéalisme libéral, l'autre par la bureaucratie stalinienne.
Nous avons interprété ces processus comme la preuve historique et dialectique que chacun des termes, isolé, ne peut que dégénérer en sa propre caricature. Il apparaît maintenant que socialisme démocratique et philosophie de la conscience doivent être proposés en réciprocité, comme engendrement réciproque.
C'est la leçon de l'histoire moderne et contemporaine. Il aura fallu expérimenter la réalisation des deux négativités pour les reconnaître en tant que telles. Chaque négativité a engendré l’autre et l'a désignée en sa radicalité ; le subjectivisme libéral exècre la bureaucratie stalinienne comme celle-ci vomit le subjectivisme libéral.
Terrible leçon de l'histoire, de la dialectique, de la culture du négatif, de la patience du concept. L'humanité ne pouvait pas, ne devait pas faire l'économie du libéralisme libertaire et de la bureaucratie stalinienne. Il fallait ce déchirement radical de la science humaine et du géopolitique, il fallait expérimenter jusqu'au bout, jusqu'à la lie, la thèse et l'antithèse pour qu’apparaisse la nécessité de leur dépassement synthétique.
Rousseau a montré la voie. Il est à l'origine de notre modernité. Le politique doit se fonder sur la subjectivité. Car les deux termes, isolés, juxtaposés, ne font que témoigner du néant de l'homme.
L’histoire récente vient de vérifier cette philosophie. Le parcours de la subjectivité, après Rousseau, n'a pu s'accomplir que comme représentation du néant. Il n'y a plus de référence à une transcendance substantialisante et il ne doit pas y avoir de participation institutionnelle. Le néant est le prix de la liberté, libre pour rien. C'est la philosophie de Sartre, celle du libéralisme [alors qu’ils sont si nombreux à penser que c’est la philosophie de la révolution…].
L'autre face de la même médaille est le stalinisme. Le politique, comme praxis qui exclut la subjectivité, s'accomplit en un empire bureaucratique, celui de la réalisation effective d'une infrastructure socialiste, sans que la reconnaissance intersubjective soit advenue. A quoi sert de changer le monde si la subjectivité, témoin passif, n'intervenant pas dans ce changement, ne peut changer l'intersubjectivité ?
Staline n'a pas compris que le problème politique n'est pas seulement de changer le monde en soi mais de permettre aussi, à chaque subjectivité, de changer le monde pour soi. Sartre n'a pas compris que la problématique subjective n'est pas seulement de connaître pour soi la liberté mais de l'investir en un processus institutionnel, un contrat social, qui permet alors la reconnaissance intersubjective.
Le constat par l'absurde, et quel absurde !, de l'histoire récente est que l'existence même de la subjectivité et du socialisme sont en jeu. Le problème immédiat du politique et du philosophique n’est plus celui de leur réalisation locale mais d'éviter leur anéantissement réciproque. Quelle diabolique contre-révolution, d'en être arrivé à cette lutte à mort d'un matérialisme dialectique et historique récupéré par la bureaucratie stalinienne et d'une subjectivité récupérée par le libéralisme libertaire ! Ce qui vient d'être vérifié, par l'absurde, c'est que subjectivité et socialisme ne peuvent exister que par leur reconnaissance mutuelle. Pour accéder à la transparence, vaincre le mondain et maîtriser la nature, l'intersubjectivité doit fonder le socialisme comme celui- ci doit permettre les meilleures conditions de la reconnaissance intersubjective. Le « divin Jean-Jacques » nous a montré la voie : le socialisme doit être démocratique et l'intersubjectivité doit être psyché pour que l'homme se réconcilie avec lui-même. Psyché et socialisme démocratique, tel est le programme révolutionnaire de la modernité, face à l'Eros du libéralisme et à la bureaucratie stalinienne.
4 mars 1985. Michel Clouscard