Une quarantaine de personnes dans la salle de la Maison du Peuple à Montauban. Daniel Bensaïd est à la même tribune que Gilbert Wasserman. C’est une réunion politique autour des élections législatives de 1993 à l’invitation du journal Point Gauche !. Ce sera mon seul contact direct avec ce militant LCR bien connu dans la région toulousaine. Je venais de lire son livre sur Jeanne d’Arc et en guise de présentation, je lui ai demandé s’il était judicieux de l’évoquer. J’ai vite compris, et encore plus pendant la soirée, qu’il ne fallait pas confondre les genres. Ce n’était pas Daniel Bensaïd qui était venu à Montauban mais la voix de la LCR dont il était l’humble porteur. J’avais lu avec plaisir les trois derniers livres de l’écrivain dont son Walter Benjamin, sentinelle messianique, j’ai été déçu par l’homme politique. Je n’ai pas été plus enthousiasmé par Gilbert Wasserman, qui, au contraire de Bensaïd, n’était là que pour sa propre voix qu’il cherchait à tout prix à adapter à l’auditoire.
Etrange n’est-ce pas, cette passion de Bensaïd, pour Jeanne d’Arc ? Son livre avait été publié chez Gallimard, collection « au vif du sujet » où il avait déjà publié Moi, la Révolution, collection dirigée par… Edwy Plenel. Le philosophe et écrivain sortira de l’ombre surtout à grâce à Plenel, cet ancien de la LCR qui jouera longtemps un rôle clef au Monde. Vérification supplémentaire de l’importance du réseau de relations pour accéder à la publication (avec Benjamin il s’agissait d’un autre type de réseau). Cette collection publiera aussi le premier livre de Pascale Froment, Je te tue, la même Pascale Froment qui, par contre, laissera de son passage à Montauban, à un des débats organisés aussi par le journal Point Gauche !, un souvenir impérissable.
Mais revenons à Jeanne de guerre lasse où Bensaïd se laisse aller à entendre la voix de Jeanne d’Arc pendant vingt trois jours. Il y case toute son érudition en commençant par une référence à Jeanne d’Arc citée par le Péruvien José Carlos Mariatégui. Si un éditeur me demandait un livre sur ce marxiste incomparable, sûr, je me régalerai à l’écrire car de Lima à Rome en passant par Paris je connais peu d’auteurs aussi attachant ! Mais voilà, il n’a rien pour lui : pensez un philosophe… marxiste… et en plus péruvien ! Bref, rien de sérieux !
Bensaïd cite d’autres références plus classiques, de René Char à Clovis Hugues, en passant par Michelet ou Joseph Delteil, toute la superbe famille des amoureux de la belle Jeanne. Mais au fil des pages la grande idée de départ s’essouffle : Jeanne devient un fantôme quand elle paraît si vivante aux premières pages.
A présent cette question : pourquoi, cette division des rôles entre l’homme politique et l’écrivain ? Pourquoi cette coupure affichée comme une double vie ? Pour bannir dans la pratique cette détestable tradition française de l’intellectuel de gauche qui joue de sa notoriété pour dire la bonne parole ? Il s’agit sans doute d’une conception de l’organisation politique où l’homme est effacé par la dite organisation, conception permettant de se différencier de la politique réduite à une lutte d’égocentriques. Entre Gilbert Wasserman et Daniel Bensaïd les idées étaient à ce moment là très proches mais pas leur conception de la lutte. Aussi, à l’heure de sa mort, Bensaïd pouvait se dire : « j’ai eu raison, mon organisation a tenu la route et la tiendra encore longtemps », tandis qu’à l’heure de sa mort Wasserman pouvait constater, qu’à suivre trop les vents incertains de l’histoire, il était plus que jamais dans le labyrinthe de ses échecs.
Après le débat de Montauban, je ne sais s’il y a un lien de cause à effet, mais j’ai cessé d’acheter des livres de cet auteur me contentant de le lire de nombreuses fois dans quelques revues. Sa disparition est sans doute double : pour le NPA qui perd un guide, pour les intellectuels qui perdent une voix originale.
14-01-2010 Jean-Paul Damaggio