Avec Marie-France nous avons achevé notre séjour à Avignon par la pièce de Brecht, Jean la Chance mise en scène par Serge Irlinger qui est en même temps un des huit acteurs de la Compagnie venant de Poitou-Charentes.
Cette pièce de Brecht qui nous plonge dans le monde paysan, donne de son auteur une vision peu « classique ». Bien sûr, on, retrouve deux musiciens (par le fait du hasard avignonnais nous avions vu l’un d’eux la veille dans le spectacle, la faute à Rabelais), qui animent les intermèdes quand change un décor magnifiquement mis au point, on retrouve une façon de dire le texte où le comédien ne joue pas le jeu habituel, mais Jean la Chance n’est pas le lutteur habituel. Au contraire, il accepte avec joie toutes les déchéances successives qu’il doit subir. Il « perd » sa femme, la terre dont il est le propriétaire, jusqu’à devenir le responsable d’un manège (scène jouée avec force), jusqu’à être soumis à son ancienne servante.
Sauf que tous ceux qui le spolient n’en sont pas plus heureux pour autant, alors que naïveté oblige, Jean la Chance reste heureux, heureux d’avoir des amis qui le trompent, d’avoir la faim au ventre etc.
Fallait-il que ce soit un paysan pour être à ce point naïf ? Brecht veut-il ridiculiser l’idiot de village qui au lieu de défendre ses intérêts, se plie à l’ordre ambiant ? Pourtant il arrive un moment où… C’est le ressort de la pièce : jusqu’à quel point l’homme va-t-il se faire rouler dans la farine ? Jusqu’à donner sa vie pour des salauds ?
Jean la Chance est un texte retrouvé dans les années 90 parmi les archives du Berliner Ensemble et publié en 1997, avec quatre autres pièces, pareillement inédites et inachevées. Dans Jean la Chance Brecht y reprend l’anecdote d’un conte des frères Grimm, où un paysan simplet est dépouillé de tout ce qu’il possède, au fil d’échanges iniques : il troque un sac d’or contre un cheval, le cheval contre une vache, la vache contre une oie, etc.
De perte en perte, le héros devenu vagabond finira par s’écrier : «Maintenant, il ne me reste plus que la vie !», mais découvrira qu’elle aussi est une valeur d’échange.
Il s’agit d’un texte du jeune Brecht écrit à l’automne 1919, soit un an après la parution de Baal, sa première pièce.
Une des questions cruciales est celle du vagabond. Au début de la pièce ce sont des vagabonds qui trompent le paysan en lui achetant sa propriété et même « sa » servante, et en l’incitant à son tour à devenir vagabond. Jamais l’homme attaché à sa terre n’aurait osé ce pas s’il n’avait pas eu envie de retrouver son épouse partie. Et ce paysan devenu vagabond rend son statut très fragile car il ne connaît pas les univers qu’il rencontre. D’où d’ailleurs la difficulté de la mise en scène qui doit rendre cette mutation d’un paysage aux tons propres aux peintures de Bruegel (ça aurait pu être Millet).
Longtemps après cette écriture, Brecht fut un vagabond qui, de pays en pays, tenta de sauver sa vie, celle d’un homme de culture ne pouvant se représenter à la première personne sauf à trahir son propre combat. Dans un hommage à l’artiste un certain W. Gallash écrivit :
« Lui, Bertold Brecht, vagabond, chanteur ambulant,
atteignit ce qu’il voulait. Sa parole était une arme. »
Et cet autre hommage de Wolfgang Weyrauch :
« Bienheureux
ceux qui
renonceront à eux-mêmes ».
J’ai beaucoup lu Brecht, vu ses nombreuses pièces mais je ne connais que des bribes de sa biographie. Son Jean la Chance ne serait-il pas une œuvre prémonitoire pour ce bourgeois qui quitta les bourgeois, pour ce communiste qui interrogea le communisme ?
25-07-2011 J-P Damaggio