10 avril 1909, Ce jour-là l’Humanité publie son article suivant :
Grande révolte
Desmoulins, du Gaulois, qui a d'habitude plus de sérénité dans l’esprit et plus d'atticisme dans la polémique, m'attaque ces jours-ci d'une façon violente et presque injurieuse. Je ne me trompe pas sur l’origine de cette grande colère. Ni lui ni les conservateurs ne me pardonnent de n’avoir pas perdu de vue, dans la tourmente sociale de ces dernières semaines, l’impôt sur le revenu. J'ai dit que si les radicaux, maîtres du Sénat, ne s'organisent pas, n'agissent pas pour l’obliger à adopter la réforme fiscale, ils seront responsables de l'avortement.
Oh ! je sais bien qu’à côté de l’immense problème social posé par les événements, cela est peu de chose. Mais je ne suis pas dupe de la manoeuvre. Les réacteurs espèrent, en criant contre le syndicalisme, en annonçant la Révolution sociale pour demain, affoler les radicaux. Ils leur disent : « Pouvez-vous donc, quand l’orage gronde, quand le déluge de barbarie menace de submerger les roches croulantes où votre société est assise, pouvez-vous frapper vous-mêmes la propriété ? Pouvez-vous lâcher la bride aux instincts mauvais et diviser cette bourgeoisie qui n'aura pas trop de toutes ses forces pour se défendre? » Et ils espèrent ainsi éluder les sacrifices immédiats que leur infligerait la réforme fiscale.
Et moi je dis aux radicaux qu'ils vont décidément prononcer sur eux-mêmes. Je leur rappelle que leur devoir, s'ils ne veulent pas abolir toute chance d'évolution sociale, c’est de faire aboutir les programmes qu'ils ont signés. De là la fureur des réactionnaires. De là les invectives et les outrages que me prodigue M. Desmoulins.
Tout cela ne me trouble guère. Nous avons assez de sang-froid pour ne perdre de vue aucune des questions posées, pour ne déserter aucun des sillons commencés. Le prolétariat à la pensée assez vaste et une assez forte action pour exiger à la fois le droit syndical des fonctionnaires, désormais reliés au mouvement ouvrier, et la réforme fiscale contre laquelle s'insurge la bourgeoisie privilégiée. Nous ne sommes pas comme des énervés qui, s'affolant sous les éclairs, laisseraient tomber de leurs bras la moitié de la gerbe péniblement ramassée. Nous savons que la victoire du prolétariat sera faire d'efforts multiples ; et nous n’en négligerons aucun. Si cet esprit de suite, si cette fermeté et cette étendue de dessein exaspèrent la réaction, ses clameurs d'outrage seront pour nous une raison de plus de continuer. JEAN JAURES