En ce 3 janvier 2009 j’ai consacré ma journée à l’Equateur et j’ai retrouvé ce texte de Sepulveda que je vous offre car je le trouve merveilleux.
Un homme appelé Vidal
Quand Jorge Icaza (1) publia Huasipungo, les grands propriétaires terriens, l’Eglise et les Opulents d’Equateur furent scandalisés par le thème du roman, mais aucun latifundiste, curé ou entrepreneur, ne montra la moindre commotion devant le panorama de l’exploitation, l’humiliation et l’extermination dont furent victimes les paysans et les Indiens des montagnes andines d’Equateur, du Pérou et de la Bolivie.
Je fus pour la première fois en Equateur en 1977 (2) et le panorama continuait d’être tel qu’il fut décrit par Icaza : des gens sans droits, sans ressources, des gens sans autre protection que la nuit froide et silencieuse dont l’obscurité leur permettait de se raconter leurs rêves et leurs désirs.
Et cette année-là, j’ai rencontré Vidal.
Je me souviens, j’étais assis à la table d’un marché (3) de Cayambe où je réglais mon compte à un savoureux cochon d’Inde (4) cuit à la braise. Je fixais un homme qui s’approchait d’une manière secrète des paysans, des Indiens, qui s'offraient comme chargeurs, et à qui il parfait presque à l’oreille. A ceux qui ne s’éloignaient pas à toute vitesse, il donnait un des tracts qu’il sortait comme un prestidigitateur des replis de son poncho.
Tout d’un coup on entendit le bruit des sifflets et en quelques minutes, le marché fut envahi par la police. L’homme se mit le chapeau sur les yeux et se dirigea vers la sortie la plus proche mais en passant devant moi, il s’arrêta. Découvrant qu’elle était aussi fermée que les autres par les hommes en uniforme, il regarda brièvement les alentours et nos regards se croisèrent. Une formidable loi de la vie veut que les jodidos (5) se rencontrent. A lui, ils le poursuivaient, et moi, je commençais un exil de plusieurs années. Il s'assit en face de moi en prenant la bouteille de bière que j’avais sur la table. Il commença à me parler de poulets, et je le suivis dans la conversation. Quand les policiers passèrent à nos côtés, nous bavardions des dégâts causés par la soif sur les animaux de basse-cour.
Je m’appelle Vidal, et je suis en train de convoquer une réunion syndicale, me dit-il, quand la réalité nous permit d’abandonner la conversation sur les poulets.
Nous sortîmes du marché et un peu plus tard, assis sur le banc d’une place, je lui demandai de me montrer un des tracts. C’était une feuille écrite à la main, en gros caractères, dont je ne compris rien, car elle était en quechua.
Ils sont rares ceux qui savent lire mais ça n’a pas d’importance ; les mots écrits unissent et donnent des forces commenta Vidal.
Le soleil brillait très haut dans le ciel, il arrachait des scintillements au Pichincha très proche. Il aplatissait les chapeaux des Indiens qui passaient inclinés, portant toutes sortes de charges sur le dos.
Ce sont les Huasipungo de la ville. Ils n’ont pas de terre et portent n’importe quoi pour un morceau de pain. Ils vivent et meurent dans la rue, me déclara Vidal.
— Tu me dis t’appeler Vidal. Et ensuite ?, je me souviens lui avoir demandé, Vidal et rien d'autre ?
— Oui, car ça suffit ainsi. Tu veux venir à la réunion ?
En parlant, les « r » sortaient de sa bouche comme s’il les mastiquait, et ainsi avec son accent de la montagne, il me raconta le difficile travail d’un syndicaliste paysan. La fédération des paysans d'Imbabura naissait et était écrasée puis renaissait. Vidal portait sur lui le numéro qui légalisait le mouvement syndical et un carnet de cartes d’adhésion.
Nous marchâmes deux heures dans l’immense nuit de la moitié du monde, jusqu’à arriver au lieu de réunion. Il y avait 20 personnes qui immédiatement partagèrent avec nous leur repas : des patates et un morceau d'estomac d’animal accompagné d'une eau-de-vie féroce.
Vidal parlait avec eux en quechua et le seul mot que j'arrivais à capter, était le mot compañero. Les paysans approuvaient, posaient des questions ; par le ton des voix, je sus qu’ils discutaient et ils terminèrent en s’embrassant comme de mythiques conspirateurs partant à l’assaut du ciel.
Vidal. Je l’ai accompagne à bien d’autres réunions clandestines, jusqu’à dessiner ensemble un mini programme d’alphabétisation tandis que lui me conduisait à travers l’histoire du monde andin et m’enseignait le quechua.
Je l’ai vu euphorique et triste, chantant et hospitalisé suite à des affrontements avec les latifundistes. J’ai vécu dans sa maison, et sa famille fut la mienne. Quand, en 1979, j’ai laissé l’Equateur, je savais que je m’éloignais d’un ami, d’un camarade inégalable, et je me lamentais de ne pas connaître son nom pour pouvoir lui écrire. La vie me conduisit par beaucoup de sentiers mais jamais je n’ai oublié Vidal ; et la vie elle-même, celle qui unit les jodidos, m’apporta, il y a seulement quelques semaines, un cadeau formidable : c’était une photo publiée dans un journal équatorien où j'ai vu mon ami, avec le Pichincha en fond, qui parlait à un groupe de paysans lors de l’inauguration d’une coopérative. La légende disait : « Vidal Sanchez, dirigeant syndical ... » Un homme appelé Vidal, Vidal Sanchez. Il avait raison Brecht :
« Il y a des hommes qui luttent toute leur vie ; eux sont les indispensables. »
Notes de la traduction :
1 – Jorge Icaza est un auteur équatorien important.
2 – En 1977 Sepulveda sortait des prisons chiliennes.
3 – Les marchés latino-américains ont toujours un coin pour manger.
4 – Le cochon d’inde est un des mets de la cuisine des Andes.
5 – Je n’ai pas traduit le mot « jodido » qui veut dire à la fois réprouvé, rejeté, marginalisé, mal en point etc.