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Une lettre au Times (autour de 1874)
La publicité donnée par le Times à notre cri en faveur de nos infortunés compagnons déportés à la Nouvelle-Calédonie, a déjà eu un résultat considérable : elle a forcé le gouvernement de Versailles à prendre la parole. Dans un mémoire dont votre correspondant de Paris vous a parlé sous le titre de Notice sur la déportation en Nouvelle–Calédonie, les vainqueurs publient un plaidoyer officiel et tentent de se justifier devant le monde des accusations que nous avons portées contre eux. Laissez-nous vous remercier d'abord de ce service rendu par la libre presse anglaise à la justice et à l'humanité. Et, puisque notre voix ne peut se faire entendre en France, puisque les journaux qui osent mentionner notre témoignage sont frappés de suspension, puisque nos adversaires se défient à ce point de leur cause, qu'ils n'osent pas nous la laisser publiquement discuter, permettez-nous de vous demander encore l'hospitalité de vos colonnes pour une courte réponse au plaidoyer embarrassé du maréchal Mac-Mahon, et de prendre le peuple anglais comme arbitre dans ce débat.
Les lecteurs de notre déposition ont bien mal compris notre but s'ils ont cru que nous voulions nous poser, nous et nos compagnons, en martyrs. Nous sommes des vaincus, rien de plus, et nous subissons la loi de la guerre; nous le savons ; nous acceptons notre situation et nous ne récriminons pas contre les conséquences de nos actes. Prenant la déportation politique comme un fait, nous nous sommes demandés seulement : 1° si elle est utile à nos adversaires et à la société ; 2° si elle est morale ; 3° si elle est humaine. A ces trois questions nous avons dû répondre négativement, et nous avons répondu, non par des théories, mais par des exemples qui défient tout échappatoire.
Si le droit de punir peut être à juste titre contesté à la société, et si des philosophes éminents lui concèdent seulement la faculté d’empêcher le criminel de nuire, il est certain que ce droit est surtout douteux en politique. Du point de vue moral et absolu, en pareille matière, il ne saurait être question, puisque les mêmes faits qui sont jugés criminels chez le vaincu, dans les luttes civiles, sont déclarés honorables et glorieux chez le vainqueur. Prétendre amener le condamné politique à résipiscence par des rigueurs systématiques est chimérique ; la logique et l’histoire attestent que la persécution a nécessairement le résultat contraire ; elle endurcit les convictions, elle accumule les rancunes, appelle la vengeance, prépare la lutte à venir. Il est donc certain que dans son intérêt même le vainqueur et l'état social qu'il représente devraient pencher, après la victoire, vers la clémence plutôt que vers la rigueur.
Nous serons entièrement sincères, parce que nous n'avons aucune raison de rien dissimuler, ni de rien ménager : peut-être un système de modération a-t-il été la pensée secrète qui flottait autour de l’imagination des auteurs de la déportation, au moment où ils l'ont opérée ; c’est du moins ce que semblaient indiquer certaines circulaires à tendances quasi-libérales rédigées il y a deux ou trois ans par le premier gouvernement de Versailles, au sujet de l’application de la peine. Ces clairvoyants hommes d'Etat faisaient partir tous les trois mois pour les antipodes un convoi d'otages républicains, et croyaient apaiser par ces sacrifices périodiques l'insatiable Minotaure monarchique ; mais ils paraissaient disposés, dans leur propre intérêt même, pour prévenir les plaintes et déraciner chez les proscrits l’esprit de retour, à leur rendre l’existence tolérable au lieu de leur exil. Telle peut être l'interprétation de la lettre de ces documents. Mais, en la supposant telle, il faut déclarer, et nous n'avons pas fait autre chose, que cette intention n'a pas été réalisée. Elle ne l'a pas été parce qu’elle ne pouvait pas l’être, et cela pour deux raisons :
1° Parce que l'exécution de ces instructions était abandonnée à des agents qui devaient nécessairement réagir contre leur teneur, et que donner l'ordre à des soldats de Versailles encore frémissants de la lutte, à des bonapartistes gonflés de haine et de rancunes, de se conduire décemment avec des prisonniers parisiens et républicains, c'était simplement demander l'impossible.
2° Parce que ces geôliers, eussent-ils été doués d’une abnégation surhumaine (et ce n’était nullement le cas), eussent-ils eu en partage l'intelligence, la douceur, la prudence et un amour démesuré de leurs prisonniers, ils n’auraient pu faire que la déportation en Nouvelle-Calédonie ne fut pas une hérésie économique, et comme telle un échec inévitable.
Nous l’avons dit, et c’est le fond de la question, la Nouvelle-Calédonie est un pays vierge, une pauvre terre sans éclat, sans richesse, sans capitaux, sans industrie, qui tire tout du dehors, et qui avait déjà, avant la déportation, une population surnuméraire et parasite de plusieurs milliers de soldats et de forçats. Jeter quatre mille hommes de plus sur cette lande lointaine, c’était compliquer un problème déjà difficile ; il est devenu insoluble. On dit : les salaires sont élevés à Nouméa ; un artisan y gagne 10 et 12 francs par jour. C’est parfaitement exact ; mais ce qu’on ne dit pas, c’est qu’il y avait en ce pays, avant la déportation, une certaine demande de bras ; cette demande était limitée et très-inférieure au chiffre des déportés. La preuve, c'est précisément que les 3000 déportés simples, ouvriers des différents métiers, étaient à la disposition des colons libres, qui n’avaient qu’à les demander pour obtenir leurs services, et que, sur ce nombre, 400 à peine ont trouvé de l’emploi, ce qui donne précisément le chiffre de la demande de bras. C’est rigoureux et net ; c’est, en propres termes, comme si l'Etat ayant dit à la colonie « Voilà des travailleurs, combien vous en faut-il ? » la colonie avait répondu : « Il m'en faut 400. »
Quant aux 2500 autres déportés simples et aux 850 déportés dans une enceinte fortifiée, qui ne peuvent sortir de leur territoire d’internement, ils sont restés sans travail.
On fait sonner bien haut le chiffre de 1185 « repris de justice » qui se trouvaient parmi les condamnés politiques. D'abord, il serait utile de connaître pour quelle proportion, des délits ou crimes véritablement graves, entrent dans ce chiffre, et sur quels documents il est établi. On sait que la condamnation la plus légère suffit à faire décerner cette qualification. Ensuite, il importe de considérer que ce chiffre ne s'applique pas en propre à la déportation, mais au total des 40 000 ou bien 50 000 prisonniers qui sont restés entre les mains de l'armée après l'écrasement de Paris. Il est clair que dans un pareil coup de filet, jeté sur une grande capitale, on doit trouver toute espèce de poissons. Naturellement, dans le travail d’élimination et de mises en liberté qui a été opéré, les vainqueurs ont eu soin de retenir tous les hommes dont le passé n’était pas immaculé, avec l'arrière-pensée de ternir, par ce contact, l’honneur des vaincus. Ces 1185 hommes (en acceptant ce chiffre) sont ce résidu. Sur 80000 prisonniers, la proportion n'a rien de formidable, comme elle peut le paraître sur 12000 condamnés. Mais au lieu de dire, sur 12000 condamnés, il y a 1185 repris de justice, il fallait dire, sur 50000 personnes arrêtées, nous avons dû reconnaître qu'il y avait 38000 innocents que nous avons relâchés, 10815 hommes sans tache que nous avons condamnés à la mort, à l’exil, à la prison, et une infime minorité de coquins que nous avons mêlés à ces proscrits politiques.
Enfin, le plaidoyer officiel se targue du mouvement d'émigration qui se produit vers la Nouvelle-Calédonie, des 1000 colons libres qui s'y sont portés l'an dernier, des 2000 qui demandent à partir. Sans s'arrêter à l’exiguïté de ces chiffres véritablement misérables, on peut faire remarquer que cette émigration qu'on favorise est une hérésie économique et un crime de plus. Ce sont de nouvelles bouches inutiles qu’on jette en Nouvelle-Calédonie et de nouvelles difficultés qu’on ajoute aux difficultés présentes. En fait, ces émigrants sont, pour la plupart, dans la plus sombre misère et regrettent amèrement d'avoir quitté la mère-patrie. Encore eux, du moins, sont-ils libres et peuvent-ils aller chercher, sur une terre plus favorisée, le travail que cette île déshéritée ne peut leur donner. C'est ce qu'ils font presque tous, en s'écoulant vers l'Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, après une rapide expérience de la Nouvelle-Calédonie, du régime militaire et de l'avenir qu'il peut leur faire espérer.
Mais ce dont le rapport officiel n'a garde de dire un mot, c'est la situation des défenseurs de la Commune, qui ont été jetés au bagne côte à côte avec les plus vils scélérats, de ceux qu'on bat et qu'on mutile et qui meurent sous le fouet. Nous serions curieux d'avoir, à cet égard, ses explications. Le gouvernement de Versailles niera-t-il que les forçats politiques soient systématiquement maltraités ? Niera-t-il que les peines corporelles soient toujours appliquées au bagne ? Niera-t-il que la faim soit employée comme moyen coercitif dans cet enter? Niera-t-il aussi que la démoralisation la plus abjecte soit le résultat de ce système pénitentiaire ? Ou bien niera-t-il la présence de deux ou trois centaines de condamnés politiques au milieu des sept mille assassins, empoisonneurs et faussaires transportés à la Nouvelle-Calédonie ? S’il en est ainsi, nous pouvons les nommer, car nous en avons la liste. (là il donne la liste).
En résumé, le plaidoyer officiel du gouvernement de Versailles laisse intactes toutes nos affirmations. Il reste acquis que sur 4000 déportés, 400 à peine, c’est-à-dire 1 sur 10, ont pu trouver de l’emploi et un salaire ; il reste acquis que les autres sont maintenus dans une inaction démoralisante et sans issue ; il reste acquis que la famille n'a pu être organisée en Nouvelle-Calédonie, en raison de cet insuccès manifeste ; il reste acquis que le gouvernement français se débat dans une impasse, qu'il dépense neuf millions par an pour entretenir et garder aux antipodes, sans utilité pour eux ni pour la société. cette poignée d'infortunés, et qu'en dépit de cette dépense considérable et improductive, ils y sont plongés dans la misère la plus désespérante ; il reste acquis enfin que près de 300 condamnés politiques sont soumis au régime avilissant et barbare du bagne. A l'opinion publique de dire si de tels résultats peuvent être défendus si, moralement, humainement et politiquement, ils sont justifiables. Paschal Grousset