Rendre compte de livres publiés et de commentaires à propos de ces livres
Des lecteurs peuvent découvrir dans mes écrits une certain « dispersion » : la LGV, Les Amériques (du Québec au Chili), Léon Cladel, Olympe de Gouges, Vázquez Montalbán, Renaud Jean, Raoul Verfeuil… et on recommence une nouvelle semaine… En fait, depuis quarante ans, je ne fais qu’une chose, toujours la même, soutenir le peuple en lutte contre le peuple soumis. Au XIX ème siècle, dire le peuple, c’était dire le peuple en lutte. Depuis, la notion a été brouillée à juste titre (avec la notion de classe sociale), et pour alimenter des illusions (le peuple toujours opposé aux élites). L’histoire du suffrage universel (je ne parle pas du bourrage des urnes) prouve qu’une partie plus ou moins importante du peuple (y compris dans la classe ouvrière) se range partout du côté des élites. D’où la notion d’aliénation.
Mais alors, comment lier LGV et Léon Cladel ? Je suis devenu un admirateur de Cladel en découvrant son roman : Kerkadec garde-barrière qui comme son nom l’indique se penche sur le cas d’un employé du rail. Gamin, j’étais fasciné par un garde-barrière ami de mes parents qui était un réfugié politique espagnol. Son travail de nuit lui permettait de beaucoup lire et il avait une culture surprenante.
En plus de cette passion ancienne pour le garde-barrière, le livre de Cladel était introduit par deux textes magnifiques dont un de l’incroyable Clovis Hugues :
« Si le roman que Cladel présente renferme, à l’instar de Kerkadec, l’impitoyable critique du monopole, la saisissante peinture du prolétariat écrasé sous les grandes compagnies, le refus [des romantiques] se complique souvent d’une arrière-pensée, d’un sous-entendu qui n’a rien de littéraire : les grandes compagnies sont si puissantes ! la féodalité financière se relie par tant de fils dorés à la caisse du gérant des annonces [la publicité] ! Et voilà Kerkadec en marche à travers les journaux qui le repoussent, les uns parce qu’il y a du style, les autres parce qu’il ne fait pas sa révérence à ce travail accumulé des maigres, que les gras désignent sous le nom de capital ! » Car en fait le capital, c’est ce que les maigres produisent… mais ne maitrisent pas.
Les lecteurs de mon livre sur la LGV ont pu vérifier deux choses, avec preuves à l’appui : d’une part, dès 1994 je me préoccupais du sujet à partir de l’interrogation d’un militant de la CGT, et d’autre part le livre vise surtout à rendre compte d’une lutte citoyenne plus que du projet lui-même. Que le projet soit déraisonnable ne me paraît pas le point crucial, car aucun projet ne contient en lui-même les sources de sa contestation. Que des citoyens se rebellent, cherchent des alternatives, organisent des actions, évoluent dans leur réflexion, ça sera toujours à mes yeux, l’essentiel. Il ne peut s’agit d’écrire l’histoire à partir de la contestation du point de vue de l’adversaire, même si ce point de vue est manifestement idiot, car par cette démarche... on lui apporte quelque crédit. Evidemment, sur ce blog il m’arrive de réagir à telle ou telle proposition de RFF, mais pour l’essentiel je pointe et nomme clairement les failles de la classe politique qui d’ailleurs réagit très peu comme si elle était contrainte à… faillir à partir de PROPOSITIONS.
Quand des journalistes interrogent des citoyens pour les inviter à dire leur mécontentement, jamais ils ne leur demandent quels moyens ils souhaitent mettre en œuvre pour se révolter. La tradition du « micro-trottoir » inévitable dans tout journal télévisé est la forme achevée de la pédagogie de l’impuissance. Cladel a beaucoup utilisé ce principe consistant à interroger le peuple pour dire le vrai mais en s’appuyant sur deux principes visibles dans Kerkadec : il a travaillé lui aussi à un moment dans le rail (ce qui lui donne une légitimité pour en parler), et il ne se contente pas d’enregistrer la plainte.
Les barrières ont été éliminées ou automatisées et petit à petiot est venue l’heure du dernier garde-barrière. Il s’agissait d’un travail philosophique dialectique assez unique dans l’histoire humaine : arrêter les uns pour laisser passer les autres (par la suite le feu rouge l’a rendu banal). En écrivant mon livre sur Réalville, j’ai pris plaisir à évoquer la barrière du village dont les habitants souhaitaient qu’elle fonctionne à l’inverse des autres, pour plus de sécurité : qu’elle ne soit ouverte que si quelqu’un venait sur la route à un moment sans trafic ferroviaire, alors que généralement elles étaient fermées seulement si un train arrivait !
Les arrogants de toujours, qui regardent de haut le peuple en lutte, et flattent sans vergogne celui qui leur dit oui, devraient traiter l’histoire avec plus de respect : ces voies ferrées « d’un autre âge » qu’ils envoient à la poubelle, ont suscité les problèmes de toujours, ceux de la démocratie sociale. L’histoire n’est pas un éternel recommencement, elle est plutôt l’inévitable miroir dans lequel beaucoup refusent de se regarder pour éviter de croiser le regard du monstre qu’ils auraient en face. Je ne suis qu’un réparateur de miroirs pour le peuple en lutte qui y trouverait, s’il pouvait s’y regarder, la dignité de son humanisme. 6-06-2011 Jean-Paul Damaggio