Pour fêter le départ de Berlusconi (que je ne confonds pas avec la fin du berlusconisme) je me suis replongé dans les écrits de Pietro Ingrao, ce communiste italien à ce jour jamais traduit en France et pourtant si phénoménal.
En 1986 est né dans notre pays, sous les auspices du philosophe Henri Lefebvre la revue M, Mensuel, Marxisme, Mouvement à laquelle je me suis aussitôt abonné. En 1989 j’y ai découvert la traduction d’un article de Pietro Ingrao et c’est à partir de ce moment là que je me suis mis à l’italien pour essayer de découvrir cette planète si proche. Autant dire qu’Ingrao a changé ma vie aussi pas étonnant si lors de mon dernier voyage dans ce pays j’ai rapporté un livre d’Ingrao qui est cette fois non un livre de poésies mais un livre de mémoires, ou plutôt de reconstruction de sa mémoire comme il le dit si bien. Je ne savais pas alors qu’il avait publié une réponse au livre si fameux de Stéphane Hessel. Ingrao est né en 1915 donc autant dire que son parcours politique est aussi considérable et aussi instructif que celui du Français.
J’en reste donc au témoignage qu’il a intitulé Volevo la luna. Il y raconte son voyage à Moscou en janvier 1980. L’URSS avait envahi l’Afghanistan et les dirigeants communistes souhaitaient recevoir leurs homologues européens pour appuyer leur acte criminel. Berlinguer refusa pour éviter que la presse, à cause de ce voyage, n’évoque une éventuelle complicité entre le PCI et le PC d’URSS et proposa à Ingrao de le remplacer car, vu ses positions critiques vis-à-vis de l’URSS, il était sûr d’éviter l’accusation de rapprochement avec Moscou. Ingrao fit le voyage et raconte comment les Soviétiques organisèrent de multiples pressions pour que le PCI se soumette, mais en vain : le communiqué commun affichait pour la première fois des divergences claires et nettes entre les deux partis.
Je rappelle ce souvenir car au même moment Georges Marchais fit le voyage, et hasard de la vie, j’entendis sa déclaration de Moscou à la télévision au journal de 13 h sur un écran allumé dans un supermarché. A un an des présidentielles, au moment où le PCF désignait Mitterrand comme une variante des candidats de droite, cet alignement sur Moscou me stupéfia. Un mot entra dans le langage politique : « paltoquet » : c’est celui que Marchais avait décidé de choisir pour désigner le socialiste Pierre Joxe. C’était le 13 janvier 1980, Marchais se fit le petit soldat des mensonges de Brejnev !
Aujourd’hui nous savons que les stratégies différentes du PCI et du PCF n’ont aucune des deux permis la naissance d’un communisme adapté aux temps présents. Dans les deux cas le résultat est le même : la marginalisation d’un courant d’opinion qui avait pendant des décennies passé la barre des 20%.
Avec Ingrao nous retrouvons des événements internationaux communs et bien sûr le « printemps de Prague ». Quand je compare avec la biographie de Waldeck Rochet écrite par Jean Vigreux, je constate que si côté italien, le soutien à la Tchécoslovaquie de Dubeck était total, l’action concrète pour arrêter les tanks soviétiques semble moindre. Alors que le dirigeant français s’est dépensé sans compter pour arrêter l’histoire, Ingrao observe que les dirigeants communistes italiens semblaient rassurés quant aux intentions soviétiques, leur secrétaire général passant ses vacances en URSS comme d’habitude. Donc il écrit surtout sur les suites :
« Je me souviens comme si c’était maintenant –avec colère et amertume – de cet événement fatal qui provoqua une faille profonde dans mes convictions et ma vie de militant. J’étais alors en vacances dans ma région natale. J’étais revenu avec ma famille d’une longue journée à la mer, quand tout d’un coup sonna le téléphone : on m’appelait de Rome, de « l’Unita » (le journal du PCI). On m’informait que des dépêches d’agence parlaient d’une entrée des chars soviétiques à Prague. Je n’ai pas hésité une minute et je me suis mis en route vers la capitale, avec le cœur bouleversé. Je suis entré dans une Rome plongée dans le silence nocturne. A l’Unita j’ai trouvé les camarades journalistes fiévreux et avec eux Cossutta membre alors du secrétariat du Parti [un pro-soviétique]. A Prague nous avions beaucoup de camarades, parce que dans cette merveilleuse capitale s’étaient réfugiés des partisans de la lutte de libération... » Et Ingrao rappelle sa passion pour cette ville et la décision prise aussitôt de condamner l’invasion. Personne ne peut refaire l’histoire mais tout le monde à droit de rêver qu’elle aurait pu se dérouler autrement. Parce qu’aujourd’hui encore, le monde pourrait changer autrement qu’aux ordres des marchés.
Sidérant n’est-ce pas, le changement de contexte ? C’est sans honte, que tout un chacun reconnaît que le nouveau gouvernement italien doit naître avant l’ouverture de la Bourse, le lendemain ! Sous-entendu : l’essentiel c’est que ce gouvernement plaise « aux investisseurs ».
Je trouve Ingrao très beau quand il parle de la Sardaigne, de l’Italie méridionale, de cette marque dans le pied de la botte. Peut-être inconsciemment a-t-il plaisir à se retrouver du côté des vaincus ?
13-11-2011 Jean-Paul Damaggio