Cet article de 1931 d’Edmond Campagnac me permet de découvrir le nom d’un autre communard du Tarn-et-Garonne, Jules Kinceler. Je connaissais Razoua mais pas ce natif de Lauzerte. Et j’imagine toute cette histoire révolutionnaire encore cachée jusqu’à aujourd’hui… JPD
Le Quercynol crucifié
Dans ce roman posthume[i] qui paraît aujourd’hui, le romancier Léon Cladel évoque le drame sanglant de la Commune. Il y peint Paris, le Paris des années douloureuses, le grouillement de sa population qui fermente d’espoir, puis d’indignation et de révolte sous la douleur de la défaite, Paris ivre de courage et de foi libertaire, mené à la catastrophe par des chefs sans envergure et des généraux sans talent.
Dans ces tableaux qui se succèdent comme une suite d’images d’Epinal, tableaux dessinés de main de maître, Cladel fait revivre magnifiquement deux héros qu’il pare de toutes les vertus populaires : Urbaine Hélioz, la fille du peuple, la Parisienne fanatique de justice et d’équité, et le capitaine Jacques Râtas, « un pacant » du Quercy, un simple et un preux.
Ce Jacques Râtas, ancien zouave promu capitaine sur les champs de bataille de Woerth et de Fraeschviller, vibre d’un patriotisme exaspéré, comme ce peuple de Paris qui se révolte contre les humiliations d’un traité de paix que son orgueil ne peut accepter. Mais ce patriote sous l’influence de son amante, la citoyenne Hélioz tourne ses yeux vers une humanité meilleure. Tout à la fois patriote et humain, comme un jacobin de 1793, il veut que la guerre civile imposée à Paris soit un effort vers la création d'une cité où l'esprit de justice et de fraternité régnera. Au cours des journées de lutte contre les Versaillais, Jacques Râtas et la citoyenne Hélioz exaltent le courage des insurgés et, au jour de la défaite, quand il n'y a plus d'espoir de vaincre, ils luttent encore pied à pied, résistant jusqu'au bout dans cette atroce guerre de rues où le vainqueur ne fait pas de quartier, et dans ce Paris, « Christ des cités » Jacques Râtas meurt lui aussi sur la croix, comme autrefois Jésus, le doux insurgé.
Dans des pages magnifiques qui font penser aux meilleurs morceaux de son œuvre, Cladel dépeint l'horrible supplice infligé au communard vaincu par les Versaillais, qui le clouent sur une croix improvisée. Il meurt sur la croix, en prononçant le mot magique d'espoir : Fraternité ; il meurt après qu'un moblot, tel autrefois le centurion perçant avec sa lance le sein du Christ, a percé de sa baïonnette sa vaillante poitrine et qu’un plaisantin est venu inscrire au-dessus de sa tête expirante les lettres évocatrices : I.N.R.I., « l’inscription, si belle en sa dérision, qui a traversé les âges sur le front du Nazaréen. »
A quel héros de la Commune pensait Cladel en burinant de son style âpre et tourmenté le portrait de Jacques Râtas ? Lucien Descaves, qui a préfacé le livre, semble croire que Cladel a voulu dépeindre le sergent Bourgeois, mort lui aussi à Sartory comme le capitaine Rossel, le 25 novembre 1871. Sans doute ni Rossel, ni Bourgeois, ni Ferré, mort avec eux, n’étaient originaires du Quercy, et pourtant Cladel a fait naître en Quercy son héros.
Pourquoi ? Sans doute parce que Cladel, paysan du Quercy lui-même, voulait rattacher à son pays natal un héros qu’il avait créé grand et magnanime, et aussi, parce que Cladel, en écrivant son livre, se souvenait des valeureux compagnons d’armes, ses compatriotes, qui avaient mené avec lui le bon combat contre l’empire.
En évoquant le souvenir de ces compagnons d’armes de Cladel, je pense notamment à Jules Kinceler et à Eugène Razoua[ii]. Chevalier des lettres pour qui la plume était une épée, Jules Kinceler était né à Lauzerte en 1845. Venu tout jeune à Paris, camarade de son « pays » Léon Gambetta, il se lie rapidement avec Jules Vallès, Ranc, Victor Noir, Carjat. Collaborateur du fameux journal de Delescluze, Le Réveil, il est arrêté pour machinations contre la sûreté de l’Etat et enfermé à Mazas. En 1870, il a l’honneur d’être compris parmi les inculpés du fameux complot dit « de Blois », inventé pour permettre l’arrestation en masses des démocrates militants ; mais il parvient, avec l’aide de Cladel, à gagne la Belgique ; pas pour longtemps. Il revient crânement prendre sa place de combat dans le Paris révolutionnaire. D’une plume ardente il bataille au Réveil et il s’attache à Delescluze, qu’il ne quitte pas un instant pendant le siège, pendant la Commune, pendant la semaine sanglante. Et puis, quand la Commune est vaincue, c'est à nouveau l'exil, la vie errante en Suisse, en Portugal, en République d’Argentine et, enfin, le retour à Paris où la misère et la mort l'attendent.
Philosophe souriant et résigné devant l'adversité, Eugène Razoua était né à Beaumont-de-Lomagne, vers 1830, d'une famille d'ancienne bourgeoisie. Soldat tout d'abord comme Râlas, il avait connu la vie africaine ; il s'était en effet, engagé dans les spahis. Puis, libéré de ses obligations militaires, il vient à Paris où il adhère au parti blanquiste. En 1871, il est élu député de la Seine à l'Assemblée nationale, Mais il donne sa démission avec Rochefort, Delescluze, Félix Pyat, Cournet, Tridon, Malon et le poète des Châtiments, pour protester contre l’attitude de l’Assemblée de Bordeaux et de son vote sur la paix. De retour à Paris, Razoua est nommé commandant de l’un des bataillons de la Garde nationale. Après la victoire des Versaillais il peut d’évader grâce à l’amitié de Tony Révillon et à la complicité d’une grande dame italienne, Mme Ratazzi. Il est condamnée à mort par contumace et vit à Genève ; c’est là qu’il écrit Les Grands Jours de la République, brochure de combat, qu’il peut faire imprimer grâce à l’amitié agissante de Cladel. De Genève, il ne cessa, en effet, de correspondre avec Cladel, auquel il demande l'hospitalité pour ses écrits dans le Supplément du Réveil, que celui-ci dirige. Il lui envoie notamment, à la fin de 1877, une nouvelle rustique intitulée « Luc Tauran » et Cladel lui ayant fait connaître à quelles conditions il serait rétribué, Razoua lui répond : « Tu me dis que la reproduction du « Supplément » se paie un sou la ligne. Un sou vaut mieux que rien pour de pauvres hères comme nous. « Luc Tauran » a 712 lignes, 35 fr. 6o. Est-ce à toi qu'il faut s'adresser pour toucher cette fortune ? »
Comme Kinceler, comme tant d'autres fidèles au souvenir de la Commune, Razoua meurt dans la misère ; il meurt à Genève, et son enterrement donne lieu à une imposante manifestation de tous les exilés qui vivaient là, en terre étrangère, à une imposante manifestation, dis-je, en même temps qu'à un incident curieux. Le deuil — enterrement civil — fut, en effet, conduit par le frère du défunt, en habit de ville, comme un simple bourgeois, mais ce frère était curé de Puylaroque, en Quercy. Respectueux de la volonté fraternelle, il s'était incliné devant les hommages rendus par les francs-maçons et les socialistes à la dépouille mortelle du vaillant communeux qu'avait été Eugène Razoua. Mais, quand les discours sont terminés, le prêtre se recueille et penché sur la tombe encore ouverte, il dit les prières des morts.
Jules Kinceler, Eugène Razoua la vie fut souvent cruelle pour vous ; mais vous avez la gloire d'appartenir à cette phalange de vieux démocrates dont le souvenir faisait dire à Henri Rochefort, dans une boutade célèbre : « La Commune est le seul gouvernement honnête que la France ait jamais eu. » Dans ce jugement sommaire, il entre sans doute une grande part d’exagération, mais, ainsi que l’écrit Lucien Descaves « qu'on le veuille ou non, la Commune est entré dans l’histoire par ce portique de lumière », par cette auréole de gloire qui surent rester pauvres et fidèles à leurs convictions.
La mort de Jacques Râtas, expirant sur la croix pour la défense de ses idées révolutionnaires, a la valeur d'un symbole. Jacques Râtas n’est-ce pas l’image de tous ces héros qui soutinrent le bon combat pour la défense de leur idéal ? Jacques Râtas, le crucifié quercynol, n’est-ce pas Cladel lui-même qu’un de ses contemporains, Alfred Le Petit, avait caricaturé sous les traits d’un Christ, ployant sous le faix de sa croix ? N’est-ce pas Cladel lui-même, mourant pauvre dans sa retraite de Sèvres, après avoir mené toute sa vie un combat acharné pour la défense des idées de justice auxquelles il avait juré tout jeune un indéfectible attachement ?
Edmond CAMPAGNAC