Voici la première partie d’un rapport sur l’histoire de Jeanne Deroin qui après le coup d’Etat de 1851 a été obligée de transporter sa misère à Londres où elle sur vécut jusqu’en 1895. Il est cependant doux d’apprendre que sur sa tombe le grand écrivain William Morris présenta un beau discouts. Quelqu’un en a-t-il une version française ? JPD
RAPPORT présenté par M. A. RANVIER sur Jeanne Deroin au Congrès des Associations ouvrières de 1900*
Mesdames, Messieurs,
Vers les premiers jours d'avril 1804, par une de ces après-midi brumeuses, comme on en voit si souvent a Londres, les nombreux visiteurs du cimetière de Hammersmith regardaient avec surprise défiler devant eux un cortège grandiose par son extrême simplicité.
Derrière un pauvre corbillard, marchaient les notabilités du monde socialiste anglais et des délégations des sociétés ouvrières. Un grand nombre de Français, résidant à Londres, d'autres venus de France, s'étaient joints au cortège. Et tous ces gens montraient sur leurs visages l'émotion qui étreignait leurs cœurs. Car celle qu'ils conduisaient à sa dernière demeure était une amie, une femme qui avait été une des personnalités les plus remarquables de notre siècle si agité, autant par la dignité de son caractère et l'élévation de ses idées que par son courage à les défendre, à les développer et surtout à supporter les éprouves et les revers qui vinrent la frapper. Elle avait voué toute son existence à une cause unique sous deux formes différentes : l'émancipation des femmes, l'affranchissement des travailleurs.
Sur la tombe prête à se fermer sur les restes de cette vaillante et hardie lutteuse, un des leaders du parti socialiste anglais, et en même temps un des meilleurs poètes et artistes dont l'Angleterre ait pu s'honorer en notre siècle, le regretté, William Morris, dans un discours vibrant d'émotion, venait prononcer l'éloge de la défunte.
Qu'était cette femme? Qu'avait-elle fait ? C'est la tâche que je me suis imposée : de retracer la vie de luttes de Jeanne Deroin.
Jeanne-Françoise Deroin naquit à Paris, le 31 décembre 1803. De son enfance, les documents que nous avons eu entre les mains ne nous apprennent que peu de chose. Enfant, il lui fut permis d'être témoin des invasions de 1814 et 1815, et de la chute de cet homme qui, parti de rien, avait su, par le plus odieux des parjures, s'élever aux plus hauts degrés de l'échelle sociale. Elle vit la fin de cette extraordinaire épopée que fut le Premier Empire.
Elle vit les Bourbons rentrés en Franco, et leur trône rétabli par la force des baïonnettes étrangères; elle assista à toutes les péripéties de la Terreur blanche et à la réaction contre tout ce qui rappelait le souvenir delà Révolution.
Elle vit les traîtres comblés d'honneurs, et les patriotes, ceux qui avaient versé leur sang sur tous les champs de bataille de l'Europe, jetés en pâture à la haine de ceux que la révolution avait épargnés.
Aussi, fût-ce avec joie qu'elle vit arriver la révolution de 1830. Comme tant d autres, elle espéra que les journées de juillet allaient faire progresser les libertés publiques et, comme eux, elle fut douloureusement désillusionnée.
Au mois d'août 1832, elle épousa, à la mairie du 1er arrondissement, M. Desroches, économe d'une maison de retraite pour les vieillards. Chose rare pour l'époque, le mariage fut purement civil. Il n'y eut aucun contrat de signé, mais son mari prit l’engagement de la laisser libre de ses acte, lorsqu'elle le jugerait nécessaire, car, déjà à cette époque, elle songeait à se mêler activement aux luttes politiques et à la propagande en faveur de ses idées d'émancipation.
En attendant le moment de se dévoiler, elle jugea utile, je dirai même nécessaire, de se livrer à une étude suivie des théories des diverses écoles socialistes qui existaient alors ou qui se fondaient. Après avoir partage les idées de l'école saint-simonienne, elle se jeta dans le fouriérisme, dont elle resta fervente adepte jusqu'à la fin de sa vie; elle ne s'en tint pas là ; la philosophie de Comte, celle de Pierre Leroux, l'intéressèrent; mais l'école communiste de Cabet eut plus d'attraction pour elle. Elle en accepta, ou même s'en appropria la devise : « A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces. »
En 1832, au début de l'année, Jeanne Deroin s'était déjà sentie attirée vers l'école saint-simonienne, dont la doctrine toute de fraternité et d'amour, était faite pour éveiller ses sympathies. Sa vive imagination fut frappée par la lecture de l'apologie de Saint-Simon sur les travailleurs.
Devint-elle saint-simonienne? Je n'oserais l'affirmer, quoique tout concorde à justifier cette croyance.
D'abord, ce fut aux réunions de cette école qu'elle fit connaissance de son mari, M. Desroches ; ensuite presque toutes les relations d'amitié qu'elle entretint, le furent avec d'anciens saint-simoniens, Olindes Rodrigues, Bazard, Barral, Transon, etc.
D'autre part, les théories de Saint-Simon étaient trop conformes à ses pensées, pour que l'adhésion de Jeanne Deroin ait lieu de surprendre. Sans doute, la devise de l'École : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » était ou pouvait paraître restreinte.
Mais, en regard de cette devise, combien large était le programme qui se pouvait résumer dans les quatre points suivants :
1° Abolition de tous les privilèges de naissance ;
2° Transformation de la propriété ;
3° Education sociale cl professionnelle ;
4° Egalité de l'homme et de la femme.
Un semblable programme était bien fait pour attirer un esprit réformateur comme celui do Jeanne Deroin. Mais quand vint la discussion sur rétablissement des règles pratiques de l'école, deux camps se formèrent : les uns, Jeanne fut du nombre, se rallièrent autour d'Olindes Rodrigues et de Bazard ; les autres suivirent Enfantin. J'aurais omis de parler de celle scission, si je n'y avais relevé un fait à signaler :
Il est curieux de constater que Jeanne, qui devait plus tard se poser en champion de l'affranchissement des femmes, s'éloigna justement de la branche saint-simonienne qui avait pris pour chef Enfantin, et qui posait nettement deux principes que Jeanne avait depuis longtemps faits siens :
1° Suppression de l'hérédité comme moyen de transformation de la propriété ;
2° Affranchissement de la femme, comme moyen d'arriver à l'égalité des sexes.
C'est que, si elle jugeait ces principes bons, la manière de les appliquer lui semblait mauvaise. Elle la désapprouvait.
C'est de cette époque que datent ses relations avec Cabet, Blanqui, Pierre Leroux, etc.