La Lybie est dans l’actualité mais pas le Libyen Ben Hameda. Nous avions publié un article suite à la rencontre de la Librairie la Renaissance. Le débat était sur le thème Islamisme, un danger ou un fantasme, et ce titre l’a fait sourire tellement pour lui la réponse était évidente : un danger bien sûr. Ce démocrate opposant à Kadhafi n’a jamais douté que les islamistes allaient prendre leur revanche, tellement Kadhafi a créé les conditions de cette revanche ! D’où la question : comment en finir avec le dictateur sans tomber dans la dictature ? Question que les responsables européens ou étasuniens ne semblent pas se poser… Son œuvre littéraire nous éloigne de l’actualité mais nous y ramène aussi. A suivre. JPD
Kamel Ben Hameda (écrivain libyen) : "Mes Tripolitaines auraient sans doute participé au soulèvement !" Le Matin d'Algérie http://www.lematindz.net/
L'auteur dédie ce livre « aux femmes et aux mères qui, une fois par semaine, pendant des années, manifestaient à Benghazi en Libye devant la direction générale de la Sécurité pour réclamer le corps de leurs époux, de leurs enfants disparus cette nuit du 28 au 29 juin 1996, ces dames dont la brûlure du manque a ranimé peu à peu, secrètement, les flammes de la dignité »
La compagnie des Tripolitaines (roman, Ed. Elyzad, Tunisie, 2011) de Kamel Ben Hameda, écrivain libyen vivant aux Pays-Bas, se veut une ode aux femmes, épouses, mères, femmes, qui, malgré les violences multiples dont elles sont victimes, sont pleines de vitalité, se ressourcent dans leur espace de paroles intimes qui échappe à toute soumission. Face à l’ordre mortifère, théologique et idéologique, des mâles, des séquelles de l’histoire et de l’ordre établi du « Père omnipotent », et bien que brimées, battues, violées, interdites d’amour, ces Tripolitaines manifestent un intarissable désir de liberté.
Le garçonnet, Hadachinou, le narrateur témoin de leur vie cachée, est subjugué par leur royaume imprenable. Il refuse le monde terne des hommes auquel il est prétendument destiné par le rite de la circoncision qu’il vit comme une mutilation. Toléré par le monde magique des Tripolitaines, amies ou voisines de sa mère, il s’initie avec bonheur à l’échange, la liberté, la tolérance, la solidarité, la joie, le rire. Pour l’enfant, chacune d’elles est un poème, un hymne à la vie dans une société fermée…
Dans cet entretien qu’il nous livre en exclusivité, Kamel Ben Hameda rend hommage, par le verbe poétique, à la résistance des femmes libyennes, maghrébo-arabes, de tous les pays « où les femmes subissent l’oppression, quelle qu’en soit la forme, elles sont image de toute vie niée et bafouée au nom d’une théologie ou d’une idéologie. »
Vous avez quitté la Libye dont vous avez dénoncé la « sécheresse culturelle ». Ce roman se veut-il une image littéraire de celle-ci ? Un acte de résistance par la mémoire de ces femmes et mères de Benghazi auxquelles vous dédicacez ce roman ?
Kamel Ben Hameda : Un pays où ne se trouvent autorisées que la lecture du Coran et celle du Petit Livre Vert peut par euphémisme et dérision être taxé de quelque sécheresse culturelle, toute autre lecture révélant un esprit de rébellion propre à déstabiliser la société. Opération lessivage des cerveaux caractéristique dans toute dictature. Le temps de ce récit ne se situe évidemment pas sous le régime despotique de Kadhafi mais sous le règne du roi Idris. Comment, depuis un pays où les droits d’expression, de réunion, de manifestation sont reconnus, oserait-on prétendre faire acte de résistance avec ces femmes qui au risque de leur vie manifestaient devant la Direction Générale de la Sécurité à Benghazi pour réclamer les corps de leurs fils, de leurs frères, de leurs époux ? Cette dédicace n’est qu’un hommage à celles qui n’oublièrent pas leur dignité de mères, de sœurs, d’épouses et en appelèrent aux sentiments humains primordiaux ranimant peut-être des étincelles à demi éteintes dans la peur et la soumission acceptées.
Dans votre roman, c’est une Tripoli multi ethnique et confessionnelle (berbère, arabe, juive, afro-américaine qui (re) vit dans à travers la voix des femmes brimées par l’idéologie uniciste de la seule identité arabo-islamique ? Cela est valable pour tous les pays maghrébo-arabes…
Ces femmes sont celles de la Tripoli des années soixante, celles de la Libye d’alors et maintenant, de tous les pays maghrébo-arabes, de tous les pays où les femmes subissent l’oppression, quelle qu’en soit la forme, elles sont image de toute vie niée et bafouée au nom d’une théologie ou d’une idéologie.
Le lecteur découvre, grâce à un garçonnet, Hadachinou, dans la capitale libyenne, Tripoli, des années soixante, un univers intime de générations de femmes dont la parole brise les interdits, les tabous, le dictat des hommes, de la tradition. Hadachinou ne feint-il pas l’innocence pour y avoir accès ?
Hadachinou feint-il, ne feint-il pas ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’est toléré dans le cercle des femmes qu’en tant que présence-absence, il n’est admis que par son statut d’enfant, il ne peut être au plus intime de ces femmes que s’il en est oublié, non existant, quels que soient par ailleurs ses émois personnels.
Des portraits saisissants de générations de Tripolitaines à travers lesquels Hadachinou brise l’image idyllique de sa propre mère. Il pénètre ses secrets et découvre en elle une femme brimée comme les autres. Le lien ombilical dont il n’a pas voulu se détacher n’est-il pas rompu au contact de la réalité politique et non plus intimiste qu’il perçoit ?
Femmes brimées, battues, soumises à la volonté du père, du mari, de la tribu, victimes de l’oppression, certes, mais toujours si pleines de vitalité. Il ne s’agit pas pour elles de contester l’ordre du mâle mais de préserver un espace de paroles et de corps libres où elles se puissent ressourcer.
La révolte des Tripolitaines s’exprime dans l’intime, dans leur enfermement même alors que celles qui bravent l’interdit finissent au lupanar de Luna Park ou s’immolent. Comment le garçonnet, témoin de ces tragédies, peut-il encore soutenir son rôle de narrateur impliqué ?
Voir, avoir vu, rapporter le tu de l’histoire officielle : la fiction est comme une autre manière de revisiter l’histoire, de la raconter, de s’en emparer …
Ces voix de femmes sont dans le registre de la plainte, de la complainte et non dans la révolte proprement dite. Est-ce parce qu’elles revendiquent l’amour, la beauté, l’art, la liberté dans leur négation même de leur vie d’épouses, de femmes, d’amantes ?
Elles ne se révoltent pas, revendiquent-elles ? Elles se créent un espace où vivre dans l’échange, la liberté, la tolérance, la solidarité, où trouver joie et chaleur, où rire.
De toutes les Tripolitaines, c’est Nafissa qui a le verbe haut, cru et révolté contre le machisme des hommes alors que les autres subissent leur sort. Ce que voit en cachette le garçonnet ne le rapproche-t-il pas de cette Nafissa qui est la mauvaise conscience de sa propre famille ?
Sans doute ces femmes subissent-elles leur sort mais en apparence seulement, par elles-mêmes elles sont contestation de l’ordre qui les soumet, on pourrait dire, en toute innocence : elles sont la vie face à l’ordre mortifère. Nafissa quant à elle, dans la sagesse du grand âge donne forme et sens à leurs propos, elle analyse et pense le statut de la femme. « La radicalité » de son point de vue peut s’exprimer d’autant plus librement qu’elle occupe dans le cercle une position satellitaire, on tolère sa parole comme on tolère la présence de l’enfant.
Un paradoxe littéraire : Hadachinou est un garçonnet qui décrit ses voyages d’une femme à l’autre à travers des yeux d’adulte. Mais ne feint-il pas l’innocence puisque le récit s’amorce par la circoncision, le rituel qui consacre, en principe, son entrée dans le monde des hommes ?
Tout pouvoir ne peut s’exercer probablement qu’en contrôlant le corps. Le rituel de la circoncision n’est pas vécu par Hadachinou comme passage dans le monde des hommes, mais comme rite barbare parallèle au sacrifice du mouton, mêmes débats, même abandon de la victime devant l’inexorable, même sang qui gicle sous le couteau. Loin d’intégrer l’enfant au monde des hommes, ce cérémonial, vécu comme mutilation, inscrit au plus intime son refus de l’ordre des mâles, de l’ordre des violences et des violations, il se trouve de fait par cette expérience, associé au cercle des femmes, même si la mère cherche à écarter l’intrus devinant en lui le futur petit mâle.
Le monde des hommes est rarement décrit alors qu’il pèse et hante tous les récits des tripolitaines ?
Hadachinou n’est pas dans le monde des hommes, (il refuse même les jeux virils des garçons de son âge, fuit leurs cris, craint leurs quolibets et fait de longs détours pour éviter leurs terrains d’élection) mais il en mesure le pouvoir à l’image de celui du père omnipotent, omniprésent quoique cantonné dans l’isolement au cœur de la maison.
Le style poétique, teinté de nostalgie par l’enfance de Hadachinou n’enjolive-t-il pas ces paroles féminines ?
Peut-être, mais il me semble qu’Hadachinou, captivé, les percevait comme poèmes ambulants ces belles innocentes, ces bavardes impénitentes comme les nommait Nafisssa.
Le « je » de Hadachinou (et son temps d’énonciation, les années 60) ne se superpose-t-il pas au « je » de l’auteur (et à son temps d’énonciation, les années 2000). En 40 ans d’intervalle, qu’est-ce qui a changé. Peut-on oser cette interprétation : Hadachinou n’était-il pas déjà au cœur de la révolution démocratique libyenne ?
On peut s’interroger sur la nature démocratique de la révolte en Libye, processus enclenché dont l’histoire seule nous dira l’issue et, par ailleurs toute révolution assurerait-elle systématiquement la libération des femmes ? Hadachinou est un témoin que fascine l’élan vital de ces femmes malgré toutes les formes d’oppression subies, il se situe, je crois, en dehors de tout contexte politique, un enfant irrécupérable en somme !
Pourquoi la forme du conte qui ouvre et clôt le récit ?
Le conte ressuscite un monde révolu et lui confère une part d’éternité, je ne sais si ce récit, inscrit dans cette parenthèse, peut se teinter des couleurs du conte ; je souhaitais en tout cas rendre hommage à ces femmes et que leur société si chaleureuse au-delà de tout ce qui pouvait les séparer restât sous nos yeux comme en exemple.
La Libye des années 60 à travers ses femmes se lit aujourd’hui dans le contexte des révolutions arabes et du soulèvement armé contre le régime de Kadhafi. N’en établissez-vous pas un lien ?
Animées du même élan que celles et ceux qui sont descendus dans les rues, qui ont pris les places, occupé l’espace public, elles auraient sans doute participé au soulèvement, mais le régime de Kadhafi n’est qu’un des avatars de l’oppression, certes des plus hideux.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari