Pour moi le Vert a toujours été dans le Rouge malheureusement le Rouge a pris rarement en compte cette dimension. A l’occasion le PCF demandait un article à Vincent Labeyrie mais sans l’écouter sur le fond. Voilà celui sur « L’Humain d’abord »… de 1985 ! Une fois de plus Labeyrie fait référence au livre qui l’a marqué profondément : L’Encerclement. Va-t-on finir par rendre hommage à ce pionnier qui faute d’être écouté au sein du PCF est passé chez les Verts ? JPD
Révolution n 252 28 décembre au 3 janvier 1985
Gaz L’après-Bhopal
Vincent Labeyrie
Tout y est. Tous les éléments connus de la catastrophe de Bhopal concourent à faire de cette stratégie un cas d'école démontrant que la fatalité ne saurait être évoquée.
Une multinationale, l'Union Carbide, près de 100.000 salariés et la douzième du monde, a déjà été impliquée dans des affaires où le mépris des règles minimales de sécurité avait entraîné une hécatombe de mineurs par silicose, à Goulet Bridge, en 1931.
Implantation — pour obtention des profits maximaux et rapides — dans un état pauvre de l'Inde, où le chômage et la misère rendent moins vigilants quant aux risques de l'installation. De telles conditions facilitent les mesures de corruption et abaissent le coût des indemnisations.
Utilisation, dans des installations à haut risque, d'une main-d'œuvre techniquement hors d'état de comprendre l'importance capitale de chaque geste et de tout dérèglement.
Insouciance criminelle après trois accidents de production déjà mortels (vraisemblablement dix morts), dans la même usine, en 1981 et 1982, d'une société avide de profits.
Refus de toute considération de risque écologique, malgré les protestations, en 1968 et 1975, des députés communistes du Madhya Pradesh, du maire de Bhopal et du secrétaire à l'Environnement. La nappe d'isocyanate de méthyle s'est étendue sur 40 kilomètres carrés (150.000 ha !), intoxiquant jusqu'à 200 km à l'ouest de la ville.
Catastrophe dans une usine pourtant récente (1970) produisant un insecticide réputé propre, le « temik ».
S'il est impossible d'invoquer la fatalité, il est nécessaire d'examiner les raisons profondes de la multiplication des catastrophes dues à la production, au transport et à l'utilisation des substances chimiques de synthèse : il faut dépasser les aspects circonstanciels de ce drame.
L'essentiel est de savoir si l'humanité est obligée de prendre des risques de plus en plus lourds, pour bénéficier des propriétés des substances synthétisées par l'industrie chimique ce serait la prétendue rançon du progrès. Cette thèse avait été défendue par le prix Nobel, Borlang et de nombreux «experts internationaux », de la FAO et de l'OMS, pour tenter de sauver les producteurs de DDT. Pour eux, le « bilan était positif », malgré les accidents mortels et les dégradations écologiques.
Prétendre que le risque est inévitable serait admettre que l'humanité est vouée à la multiplication de catastrophes, dont la fréquence ne saurait alors qu'augmenter, Flixborough (Grande-Bretagne) 1974, Seveso (Italie) 1976, Los Alfalques (Espagne) 1978, Toronto (Canada) 1979, Novossibirsk (URSS) 1979, Mexico (Mexique) 1984.
Pourquoi ces risques ? Parce que le coût des accidents mortels, c'est-à- dire des indemnités à verser par les assurances, est inférieur, dans leur mode de comptabilité, au coût de mesures de protection renforcées et d'études prolongées d'innocuité. Cette éthique explique les « Bhopal ».
Ceux qui acceptent ces risques pour les autres sont glorifiés. Par une ironie macabre, la presse française du 5 décembre dernier publiait les informations-sur la catastrophe de Bhopal, à côté d'un encart publicitaire d'une des plus importantes sociétés nationales françaises intitulé «L'époque sourit aux fonceurs. »
Comment s'étonner alors, que certains ne veuillent plus que leur vie soit entre les mains de ces « fonceurs », et préfèrent se passer de ce « progrès ».
La question fondamentale revient donc à savoir si de telles catastrophes ne sont pas plutôt provoquées par des vices du système de production ; si elles ne sont pas dues à certaines caractéristiques de la production capitaliste.
A mon avis, elles sont inhérentes à deux vices du système de production marchande.
Le premier de ces vices est le secret commercial.
Par définition, pour lutter contre la concurrence, pour empêcher tout plagiat, le processus de production — et les produits intervenant dans l'élaboration de la marchandise — est couvert par la propriété commerciale. Il constitue un savoir-faire qui ne saurait être divulgué, sans l'autorisation du propriétaire des moyens de production. Il s'agit d'un obstacle incontournable, sur lequel repose toute production en système d'économie marchande. C'est en vertu de ce principe sacro-saint que tout laboratoire d'Etat, tout scientifique collaborant avec une entreprise industrielle privée ou d'Etat, s'engage par contrat à ne rien publier sans autorisation, à ne rien communiquer dans des colloques scientifiques. C'est pour cette raison que tout ouvrier, quand il peut avoir connaissance de la nocivité d'un procédé, et tout ingénieur dont la position le met à même de juger d'un danger potentiel, sont irrémédiablement sanctionnés et condamnés pour divulgation de secret commercial, s'ils révèlent ce que leur conscience ou même leur simple instinct de survie exigent. Ce sont ces fuites qui sont condamnées et non celles d'isocyanate de méthyle !
Dans ces conditions, comment envisager un contrôle social efficace, des mesures de sécurité. Dans la mesure où les informations ne peuvent .que transpirer ou être reconstituées de l'extérieur par déduction, il y a là une cause fondamentale des risques encourus par l'humanité.
La seconde cause inhérente au processus de production marchande est la compétition commerciale. Il faut enlever le plus vite possible un marché pour s'assurer une place prépondérante. Aussi, plus la compétition s'aiguise, plus le coût des équipements s'élève, plus le risque calculé devient un élément nécessaire pour la production capitaliste. « L'époque sourit aux fonceurs », proclame le placard publicitaire.
On comprend, dans ces conditions, que sans son remarquable ouvrage, l’Encerclement, traduit en 1972, Barry Commoner, biochimiste américain, ait conclu que seul le socialisme pouvait permettre à l'humanité de sortir de cet encerclement, c'est-à-dire créer la condition nécessaire pour un contrôle social réel des processus de production.
Cette condition nécessaire est indispensable pour remplacer la notion de coût financier par celle de coût social, pour permettre, enfin, que la production de marchandises ne soit plus une fin en elle-même, mais devienne un moyen au service de l'homme.
Bhopal, c'est l'expression dramatique des contradictions entre la finalité d'une société où la production est une fin en elle-même — son objectif étant de créer le profit — et la sauvegarde de l'homme et de la nature. Seule la disparition de cette contradiction permettra d'en finir avec ce détournement des outils et avec l'abaissement de l'homme lui-même au statut d'outil.
Avec la maîtrise sociale des moyens de production qui restituera au travail sa vraie finalité, il sera possible de supprimer la contradiction entre les espoirs nés de la puissance d'intervention de l'homme et l'accroissement des risques liés à l'augmentation de cette puissance.
Bhopal — c'est comme Hiroshima — c'est l'ombre de la menace permanente. Tant que l'objectif ne sera pas atteint, il faut lutter pied à pied, quotidiennement pour arracher, par l'union des victimes potentielles de l'intérieur et de l'extérieur des usines, l'accroissement du contrôle social sur les installations industrielles, sur les transports, sur l'utilisation des produits dangereux. Cette lutte doit être internationale, car le chantage à la faim est utilisé par les multinationales pour transférer dans les pays pauvres les installations les plus dangereuses et les plus nocives. C'est au monde entier que doivent être étendues les victoires qui augmentent les moyens de contrôle des salaries et des pouvoirs locaux, Il faut que le Bureau international du travail (BIT) de Genève et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), de Nairobi, soient dotés de pouvoirs réels. D'ailleurs, ont-ils tenu des sessions spéciales a la suite de la catastrophe de Bhopal. Aucun projet de société ne peut ignorer ces problèmes capitaux. Avec l'augmentation actuelle de la puissance de l'homme, seul le contrôle toujours plus résolu d'hommes libres et instruits peut conjurer la menace. Vincent Labeyrie