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17 juin 2013 1 17 /06 /juin /2013 14:33

Avec ce nouveau texte de Vázquez Montalbán, ce blog prend un mois de vacances. Non que je sois en vacances mais occupé à d’autres tâches. JPD

 L’autre regard

Tout d’abord nous avons eu ses lettres de prison, soit dans l’édition italienne conçue par l’éditeur Giulio Einaudi et Palmiro Togliatti, soit dans la sélection publiée en Argentine. C’était pour nous un Gramsci doublement clandestin car il était interdit par la censure franquiste et nous savions qu’il était mal vu par l’axe communiste Moscou-Paris, principale source de nourriture des nouveaux et jeunes marxistes espagnols.

Puis des travaux plus politiques sont arrivés et grâce à la clarification critique des gramsciens autochtones (de Sacristan à Fernandez Buey en passant par Jordi Solé Tura), Gramsci a été assimilé comme la preuve d’un marxisme politique vivant, face à la sclérose française et au réductionnisme dogmatique soviétique. Par Gramsci nous est arrivé un échantillonnage complet, éclairant, polychromique, polycentrique, de la pensée marxiste italienne, capable de réviser tout l’académisme marxiste, de la réflexion sur l’esthétique et le goût d’Ivano Della Volpe, jusqu’au marxisme agonique de Pasolini, ce qui incluait l’état du perpétuel questionnement dialectique et la prise en compte de l’antagonisme intérieur et extérieur, à l’intérieur de cette relation.

Trop pour le corps. Gramsci partageait avec le léninisme le rejet du déterminisme économiciste qui avait perdu la Seconde internationale, par contre il appliquait le principe de l’impulsion créatrice «... de l’analyse concrète de la situation concrète» au fait national italien de la lutte des classes et nous arrivions à des perceptions tactiques et stratégiques facilement transposable à la situation espagnole en matière de construction d’un bloc historique antifasciste, et par le fait que les formulations idéologiques se devaient de modifier les conduites sociales qui objectivement allait en sens contraire. Par ailleurs, son engagement en faveur de l’«intellectuel organique collectif» légitimait la richesse d’une rencontre de perceptions sociales entre différents sujets de changement, disposés à s’interpénétrer sous l’hégémonie de la classe ouvrière. Sa curiosité analytique, qui l’avait conduit à appliquer sur les questions de l’organisation du parti, des relations avec d’autres formations politiques, sur les liens avec les catholiques, le journalisme, les intellectuels, la question de la langue, les relations entre le nord et le sud dans la jeune nation italienne, les nouveaux systèmes productifs du capitalisme nord-américain... le rendait spécialement nécessaire à l’heure de chercher un regard proche, complice sur nos propres problèmes. Le langage de Gramsci, élaboré dans la solitude de ses longues années de prison et construit en marge du jargon du marxisme officiel, nous ouvrait non seulement la boîte de la polysémie mais aussi nous éduquait sans qu’on n’y prenne garde contre le jargon dégradé, réductionniste et limité à un jeu de matrices transmettant des consignes.

Gramsci nous paraissait un dissident «au plus haut point», ce qui lui permettait d’aider à construire un instrument culturel très riche du mouvement ouvrier européen : le Parti Communiste Italien. La part fondamentale des thèses du polycentrisme qui a été assumée par Togliatti peu de temps avant de mourir dans son testament de Yalta, repose dans cette liberté du regard et de langage d’un dirigeant communiste. Gramsci et Togliatti représentent pour les jeunes communistes espagnols du début de la décade des années 60 un point de référence, quelque chose comme une référence dans la conduite intellectuelle (Gramsci) et politique (Togliatti). Le regard non réducteur de l’un et la capacité à intégrer de l’autre, apparaissaient comme la garantie qu’il était possible d’atteindre quelque chose ressemblant à ce qu’ensuite on appellerait « le socialisme à visage humain » ou « le socialisme dans la liberté ». Il s’agissait, ni plus ni moins, de s’opposer à toutes les centralisations du communisme à la soviétique, toutes les décentralisations d’une culture de marché et pas seulement par la voie de la correction des excès de la centralisation bureaucratique, loin de la production de lechugas ( ?), loin de la production de la théorie. C’était quelque chose de plus diffus, mais qui partait d’une évidence : la corruption et l’inutilité du savoir dogmatisé converti en simple langage rhétorique. Un dirigeant avait été beaucoup plus libre que d’autres dirigeants communistes en liberté pour appréhender la réalité, l’analyser et prendre parti. Pour proposer à partir d’un savoir. Et il avait été plus libre parce qu’il avait pensé en marge de la servitude d’un intellectuel organique collectif si falsifié qu’il avait pour devoir d’assumer le terrorisme de l’Etat stalinien et le pacte entre le nazisme et le stalinisme. Cette liberté intériorisée fit que la pensée de Gramsci fut pendant presque vingt ans filtrée, avec une inusuelle générosité, il faut le dire, par l’équipe dirigeante du PCI et plus spécialement pas Togliatti en personne, méfiant admirateur de la liberté du regard gramscien, regard qu’il souhaitait sauver pour les temps postaliniens.

Dans un article publié par Paese Sera en 1964. Togliatti lui-même fit une certaine autocritique sur l’utilisation instrumentale de la pensée de Gramsci à partir de la fin la guerre mondiale et il souhaitait l’ouvrir à la capacité d’analyse et d’interprétation, au-delà du filtre des nécessités idéologiques du parti. C’était une étrange déclaration dans la bouche d’un secrétaire général communiste d’une culture si ancienne, et ça a signifié l’ouverture d’un processus d’annexion de Gramsci, étant considéré par les uns comme l’homme des conseils ouvriers et donc de la démocratie prolétarienne directe, et par les autres comme celui qui pactise avec les réformistes pour ouvrir les portes du parti à la social-démocratie. La richesse et la dispersion des applications gramsciennes facilitait cette liberté d’interprétation et encore aujourd’hui nous devons lire Gramsci plus comme un marxiste intuitif et a-système (sans arriver au modèle intellectuel d’un Benjamin) que comme un codificateur des conduites sociales qu’il était obligé d’écrire avec des clefs.

 Ce qui séduit chez Gramsci c’est la cruelle relation entre vie privée-projection historique, souffrance personnelle-souffrance collective, qu’il eut à affronter presque toujours à partir de l’expérience de la souffrance et jamais à partir de celle du pouvoir. Il faut revendiquer, et surtout aujourd’hui, autant son rejet du déterminisme économiciste comme sa condamnation du maximalisme verbeux. Finalement, il faut valoriser l’influence réelle de la pensée de Gramsci dans la construction de la conscience de la gauche universelle ces trente dernières années, non comme l’apport d’une pensée systématique, équivalente à celle de Marx ou de Lénine, mais comme de lucides clarifications sur les distincts niveaux d’un savoir critique sur une société en pleine transformation, à partir de l’action du sujet du changement. Le savoir critique. C’est là le point de fixation gramscien qui a des conséquences fondamentales pour l’être ou le non être du mouvement ouvrier et la conjonction des forces de transformation.

 Désorientés

Face aux déroutes du mouvement ouvrier italien au commencement des années vingt, Gramsci affirmait : «Nous étions complètement ignorants et de ce fait nous étions désorientés». Pour faire la révolution il faut accumuler du savoir, un savoir critique orienté vers le changement et capable de s’opposer au savoir de l’adversaire.

Ce précepte gramscien retrouve une vigueur extraordinaire en cette fin de millénaire au cours du quel la principale offensive du néocapitalisme se fonde en sa capacité exultante d’accumulation de savoir, et l’inculcation de l’inutilité de tout savoir alternatif. De plus l’historicisme critique de Gramsci a une valeur afin de relancer la nécessité de la connaissance des causes pour comprendre l’intention des effets structuraux, et une relecture de sa lucide interprétation de la formation du fascisme nous apprend comment l’usurpation de l’histoire au présent, part de la falsification du passé. Une technique qui s’est affinée après Gramsci et qui a rencontré, dans le décret de l’inutilité du savoir historique, la meilleure façon d’usurper l’histoire au présent et dans le futur.

 El País, cuadernillo «Temas de nuestra época», 24 janvier 1991, pp. 1 et 3

 

Admirateur d’Althusser.

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