Aujourd'hui je retrouve Richard Desjardins dans l'Humanité. Je reprends avec plaisir cet article. JPD
Un Québecois au grand chic « chiaque »
VENDREDI, 25 FÉVRIER, 2005
Il a fallu plus de six mois pour que Kanasuta, le dernier album de Richard Desjardins, soit distribué en France. Bel exemple de la vétusté d'une industrie plus préoccupée d'endiguer la copie sur Internet et d'établir des contrats de corruption avec la télévision que de défendre le talent.
Pour les afficionados de la chanson francophone, depuis quinze ans, Richard Desjardins avec son oeuvre chansonnière (deux vinyles, une dizaine de CD), s'est hissé au premier rang des plus grands de ce métier ; si Léo Férré devait avoir un héritier ce serait lui.
Il y a la technique, la versification : « Quand j'aime une fois, j'aime pour toujours » (reprise par Cabrel sur l'album Urgence) est construit sur des rimes en « our » comme un pied aux fesses du sempiternel « amour/toujours » « Je veux toucher du doigt la peau de ton tambour/J'avancerai vers toi avec les yeux d'un sourd... »
un pianistique classique
Il y a les mélodies. Le père de Richard était agent forestier, mais en cadeau de noces il offrit un piano à sa blonde. Mis au clavier dès son plus jeune âge (au risque de se faire casser la gueule à l'école car là-bas un garçon joue au hockey, pas du piano), Desjardins a un bagage pianistique classique, et bâtit des mélodies solides, au carrefour d'influences multiples, apport français, folklore québécois, chanson américaine anglophone et aussi hispanique (il est trilingue).
Parlons du fond. Le grand fond de Desjardins c'est la grande poésie de l'expression poétique chantée. Mais toujours simple : la chanson est à la poésie ce que l'affiche est à la peinture, ce qui n'exclut pas « le grand cri poétique et sentimental », dont parlait Robert Desnos à propos d'Yvonne George : « Plus haut, plus haut/Le coeur est un oiseau. »
résolûment « social »
Céline, cet amasseur de lingots d'or, se gaussait du courant « zozial » dans les arts. Desjardins est un chanteur résolûment « social ». Un journaliste anglophone du Québec relevait qu'il menait une guerre personnelle contre la Noranda Inc le trust qui a donné son nom à sa ville natale, Rouyn-Noranda, « à la frontière du Québec et de la Sibérie ». La Noranda Inc possède tout : les forêts, les mines, le journal local et la fonderie où l'on brûle « des tonnes de bon gars ». Là-bas, raconte Desjardins, le soufre rejetté dans l'atmosphère est si dense que chaque année on rembourse aux automobilistes la peinture de leurs voitures bouffée par la pollution, « mais on rembourse pas leurs poumons aux gens ».
Sa première chanson, les Fros, il l'a écrite pour un documentaire sur une grève de mineur de cuivre à Rouyn Noranda, au temps de la grande dépression. Les Canadiens français, « coureurs de bois », ne voulant pas descendre au fond, la Noranda fit venir des miséreux d'Europe de l'Est, logés dans des baraquements traités pires que des chiens. Et quand ils se mirent en grève, la grève fut matée et on
Léo Ferré, son maître
Aujourd'hui, dans ce dernier album il chante à plein gosier « Plus rien ne nous protège/Notre Dame s'est pendue/La grève, la grève, la grève/C'est mauvais comme de l'or/c'est toute coulé dans haine/Tu veux voir des trésors des vrais trésors sont là... » Et revisite l'âge d'or de Léo Ferré, son maître : « Nous aurons des corbeilles pleines/De roses noires pour tuer la haine/Des territoires coulés dans nos veines/Et des amours qui valent la peine/Des réservoirs d'années-lumière/Nous aurons tout ce qui nous manque/Des feux d'argent à la porte des banques/Des abattoires de millionnaires/Des réservoires d'années-lumière... » Quels médias français vont oser diffuser ces hymnes insurectionnels ? À peine si quelques-uns ont osé passé son hymne aux Amérindiens les Yanquis : « Nous avons tout tout tout conquis/Jusqu'à la glace des galaxies/Le président m'a commandé/de pacifier le monde entier/Et pour les niouzes, la NBC/tell me my friend qui est le chef ici/Et qu'il se lève »... Dont on attend l'adaptation en espagnol, en arabe, en kurde et en berbère...
un respect de la bio-musico-diversité
Musicalement Kanasuta marque une évolution. On a connu Desjardins piano-voix, puis avec l'orchestre pop-rock de son groupe Abbitibbi (du nom ancien de son district). Là, il s'est adjoint des musiciens et Yves Desrosiers (son bel album consacré à la poésie de Vissotsky est passé inaperçu ici, c'est dommage) signe les arrangements, avec un respect de la bio-musico-diversité. Ici, des violons classiques romantiques, là des guitares « western » : la chanson western est le pendant québécois à la country américaine (elle-même sous apport cajun). Le style populaire par essence au Québec, avec des grands chanteurs comme Mary King, ou Willy Lamothe et des hits incontournables comme Quand le soleil dit bonjour aux montagnes...
Richard avait déjà composé dans cette veine (Et j'ai couché dans mon char, adapté en argot par Renaud « j'ai pioncé dans ma tire »), il récidive...Et, s'il compose parfaitement en français classique et même en « frenchy Villon », en français médiéval (Lomer), il ne lâche pas son « chiaque » Le « chiaque » est à Rouyn ce que le « joual » est à Montréal, un mélange d'ancien français des provinces de l'Ouest, d'anglais (la ville est bilingue), et de je ne sais quoi. Il y en a que sa choque, au Québec comme en France (les bourgeois jacobins détestent les parlers du populo).
Sortie (enfin) du disque avec un cd d'anthologie chez Labels, concert à l'Olympia. Desjardins sur scène est sérieux comme un joke. Très droit, son profil d'aigle insinuant un peu de sang amérindien. Des contes entre les chansons, brechtiens en diable, de l'amour des sarcasmes, du rire et de la tendresse. Un immense chanteur populaire pour la francophonie, qui élève le coeur et allège les poumons. L'annonce d'un dégel dans les banquises obscures ?
Hélène Hazera
Album, Kanasuta et Anthologie chez Labels.
Concert à l'Olympia le 28 février :
28 bd, des Capucines, Paris.