Je suis né, voici 120 ans, le 16 mars 1892, dans les Andes péruviennes à Santiago de Chuco. Mon père avait décidé César comme premier prénom et ma mère Abraham pour le suivant. Si je reviens aujourd’hui, n’y voyez aucun hasard. Surtout pas celui des anniversaires. Il m’est arrivé d’être un poète révolté contre tout, et donc adepte un temps, de vers difficiles à lire. Je ne le regrette pas, j’ai simplement appris ensuite une autre poésie.
Avant le nouveau millénaire, j’ai le sentiment qu’on assiste à la domination de l’oxymore ce qui est une catastrophe pour tous aussi je crois important d’avancer un remède.
L’oxymore classique du dictionnaire c’est : un silence éloquent. Le plus amusant c’est gagnant-gagnant qui remplace l’ancien et plus juste, donnant-donnant. Nous sommes dans un monde aux coupables innocents plus nombreux ou presque que la pléiade de prétendus innocents coupables. Quant à la fidélité temporaire, elle roule sa pierre au rythme d’invisibles clartés qui font le bonheur d’aveugles clairvoyants.
Bien sûr, bien sûr, celui qui gagne peut faire gagner des amis, mais il n’y aurait plus de perdants perdus ? L’oxymore n’est pas là par hasard, qui sert à appeler réforme, la contre-réforme ; avancée, le recul, et qui voudrait que la science soit une religion. La vie n’aurait plus de sens… et ça serait là un sens bien supérieur à la notion de progrès !
L’oxymore a donc un dieu, la publicité et la publicité une fonction, la culture du non-sens, l’assassinat quotidien de l’esprit de révolte. Hier la réclame pouvait vanter les mérites techniques d’une voiture, aujourd’hui la publicité vante tout sauf la réalité de la voiture. Et à parler de publicité n’est-il pas frappant qu’un président de droite l’interdise sur les chaînes publiques (le privé ayant tous les droits), et qu’un président de gauche envisage de rétablir cette publicité ?
Alors le remède ? J’ai cherché parmi mes poèmes et je propose celui-ci :
Un homme passe portant un pain sur l'épaule
Un homme passe portant un pain sur l'épaule
Vais-je écrire, ensuite, sur mon double ?
Un autre s'assoit, se gratte, extirpe un pou de son aisselle, le tue
Avec quel courage parler de psychanalyse ?
Un autre est venu dans ma poitrine un bâton à la main
Va-t-on parler ensuite de Socrate au médecin ?
Un boiteux passe donnant le bras à un enfant
Vais-je lire, après, André Breton ?
Un autre grelotte de froid, tousse, crache le sang
Pourra-t-on jamais faire allusion au Moi profond ?
Un autre cherche dans la fange des os, des pelures
Comment écrire, ensuite, sur l'infini ?
Un maçon tombe d'un toit, meurt et ne déjeune plus
Réinventer, ensuite, le trope, la métaphore ?
Un commerçant en pesant vole un gramme à un client
Et parler, après, de quatrième dimension ?
Un banquier falsifie son bilan
Quel air prendre pour pleurer au théâtre ?
Un paria dort, un pied dans le dos
Comment parler, ensuite, à quiconque de Picasso ?
Quelqu’un suit un enterrement en sanglotant
Comment, après, entrer à l’Académie ?
Quelqu’un fourbit un fusil dans sa cuisine ?
Avec quel courage parler de l’au-delà ?
Quelqu’un passe en comptant sur ses doigts
Comment parler du non-moi sans pousser un cri ?
5 novembre 1937
César Vallejo