La foule était au rendez-vous. A Managua, partout, la foule était au rendez-vous. En ce 2 février 1933, le temps de la paix était enfin venu. Pas celle dont tu rêvais mais la paix tout de même.
Ce jour-là, tu faisais juste un petit tour dans la capitale avant de partir vers el rio Coco retrouver la passion de ta vie, le travail de paysan. Tu te savais légende et légende tu resterais, l’homme intègre qui venait pas son intelligence de mettre à genoux le pays le plus puissant de la région, celui des Yankees. Le Français Henri Barbusse t'avait baptisé "Le général des hommes libres".
Ton père avait accepté de te donner son nom, Sandino, mais tu étais resté du côté de ta mère qui avait choisi Augusto. Combien de fois, en ton Amérique, la femme a subi le sexe du maître ? Cher Sandino, en ta chère Amérique, aujourd’hui encore, le sexe de la femme ne lui appartient toujours pas et surtout en ton pays, le Nicaragua.
La foule était au rendez-vous. A Managua, partout, la foule était au rendez-vous mais derrière elle, dans l’ombre de toujours, dans la noirceur des profondeurs, les Yankees préparaient encore leur revanche. Hier, 1er février, la garde prétorienne honorait l’actualité avec un nouveau chef. Pourquoi s’appelait-elle Garde nationale. « Nationale » ? Pour récupérer ce beau mot de nation - que tu avais arraché à la soumission ? Cette garde voulait ainsi masquer sa fonction. Tu connaissais parfaitement son nouveau chef, Anastasio Somoza. Combien de semaines te laisserait-il, avec tes amis, vivre dans la coopérative du Rio Coco ?
Dans un an, je ne raconterai pas ton assassinat car c’est la vie que nous devons garder en mémoire et pas la mort. Nos adversaires, Sandino, nous poussent à braquer le projecteur sur la mort, car ils sont la mort et ainsi nous-mêmes, nous les mettons en pleine lumière ! Dénoncer le crime, c’est l’honorer un peu car le crime fait peur aux simples citoyens que nous sommes et il alimente la désespérance. Mais la vie, Sandino, la vie dans ta coopérative, la vie de l’exilé, la vie de tous les jours, la vie de tes écrits, voilà où est tout le mérite tout l'enjeu. Cent fois je l’ai vérifié, la référence à la monstruosité du crime – et ton assassinat a même fait l’objet d’un film – rend la vie négligeable. Il faudra quarante ans avant que tes écrits fassent livre !
Cher Sandino le 2 février 1933 le crime était à la Une de la presse car un dénommé Hitler venait de dissoudre le parlement et il faudra un autre 2 février, en 1943 pour que l’histoire bascule, à Stalingrad. Mais pour toi, en ce 2 février, la foule partout au rendez-vous ne pouvait te faire oublier que dans quelques mois tu allais enfin devenir père. Le 2 juin 1933, ta femme va mourir en donnant naissance à ta fille ! Blanca Segovia Sandino est toujours vivante au Nicaragua, la vie simple d’une télégraphiste à la retraite !
En France aucun journal n’évoquera cette victoire, cette paix, le dernier pas du soldat yankee sur le sol du petit Nicaragua. Ni Le temps, ni Le Matin, ni le journal communisteL’Humanité n’auront une ligne à consacrer à la question, par contre pour ton assassinat ils seront plus bavards. Tel est le drame de la presse qui s’appuie sur notre propre drame. En 1970 un responsable de l’Humanité l’avoua à un ami photographe qui lui présentait un cliché parlant d’un taudis vivant : « Si ce taudis s’enflamme alors ce sera une photo d’information ! ». Comme si, pour se sentir vivant il fallait lire seulement la liste des chats écrasés ! Mais est-ce la presse qui façonne les lecteurs ou les lecteurs qui imposent leur loi à la presse ? Tout directeur d’un journal a d’abord l’impératif besoin financier donc celui de capter des lecteurs, pour les captiver, les capturer, tâche plus simple pour celui qui a déjà l’argent de son existence.
En ce mois de février 1933 en conversations avec Ramón de Belausteguigoitia tu lui disais cher Sandino une phrase qui nous concerne encore : “Ah, Napoleón ! Il a eu une immense force, mais il n’y avait en lui que de l’égoïsme. J’ai souvent tenté de lire sa vie mais le livre m’est tombé des mains. Par contre la lecture de la vie de Bolívar m’a toujours ému jusqu’à me faire pleurer.” Jean-Paul Damaggio